Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là qui conquit la toison*,
Et puis est retourné, plein d’usage* et raison,
Vivre entre ses parents* le reste de son âge*.
Quand reverrai-je, hélas ! De mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos* de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup* davantage ?
Plus me plaît le séjour*qu’ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise* fine,
Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré* que le mont Palatin*,
Et plus que l’air marin la douceur angevine*.
Joachim du Bellay, Les Regrets (XVIe siècle)
COMMENTAIRE :
] Remarques préalables de lexique et de contexte.
1) Le lexique du XVIe sièclediffère parfois de celui communément employé de nos jours : le mot usage (vers 3) signifie « expérience », les parents sont plutôt la famille au sens large et âge (vers 4) = vie ; le clos (vers 7) est le jardin. Le séjour (bâti par les aïeux), c’est la maison natale. L’ardoise est celle qui recouvre les toits d’Anjou (et non les tuiles). L’adjectif « angevin » = d’Anjou.
2) Les noms propres sontéventuellement à expliquer pour une meilleure compréhension du poème: La Loire (genre nom fixé à l’époque) est le plus long fleuve français. Le Tibre est le fleuve qui traverse Rome. Le Liré est le village de Du Bellay, le mont Palatin est l’une des 7 collines de Rome.
3) Les références culturelles ne sont pas forcément connues de tous: la Toison (d’or) à laquelle il est fait allusion au vers2 renvoie à un épisode de la mythologie grecque, durant lequel un héros, Jason, va conquérir, lors d’une expédition périlleuse avec ses Argonautes, la toison d’or d’un bélier mythique gardé par un dragon.
II] Présentation
Ce poème est un sonnet, de forme régulière, tant dans les vers, dans les rimes que dans le mouvement général qui, commencé par une affirmation, se clôt sur une chute trèsdouce, alanguie. Il ne comporte pas de titre, sinon celui du recueil dont il est extrait, les Regrets. Il comporte un certain nombre de noms propres (cinq) signalés par des majuscules initiales, lesquelles sont renforcées par les majuscules en début de chaque vers. Ces saillances, seront, avec les autres aspects visuels et les sonorités examinés en partie I. Il est entendu qu’elles portent dusens, lequel est d’abord capté par les sens, et que toute séparation entre sonorités, images et signification serait abusive. Pour la majorité des lecteurs, l’apparence de ce texte le désigne d’emblée comme de la poésie : à cause des strophes, des majuscules en début de vers, des rimes finales. La première approche peut donc être orale et visuelle. La régularité de la forme de ce sonnet doit êtreremarquée, les vers sont pairs, ce sont des alexandrins (douze pieds).
La lecture orale permet de sentir, dès la première strophe, un contraste entre les deux premiers et les deux derniers vers :
– les vers 1 et vers 2 ont des sonorités un peu rudes, « qui, comme Ulysse » (v. 1), « comme celui-là qui conquit» (v. 2), indiquant déjà que le « beau voyage » (v. 1) n’a sans doute pas été de toutrepos et que le qualificatif « beau » est employé par antiphrase ici. Et le qualificatif « Heureux » en début de vers 1, s’applique sans doute à Ulysse, non pas pour ses voyages aventureux, mais pour son retour au pays natal, parmi les siens.
– Les vers 3 et 4 sont, à l’écoute, plus souples et tendres, cela grâce à des sonorités douces et liées entre elles.
La deuxième strophe est marquée par lasaillance du point d’exclamation en milieu du vers 1 « hélas ! », et par le point d’interrogation en fin de strophe : où est donc le bonheur ? semble dire le poème rien qu’à le voir. La réponse, le lecteur la connaît déjà (un peu).
Les deux tercets (strophes 3 et 4) répondent à la question ouverte.
– Cette réponse est pour partie visuelle : l’œil saisit les anaphores de «Plus…. que » (5 au…