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BABEL
Section II.
La vanité a toujours élevé les grands monuments. Ce fut par vanité que les hommes bâtirent la belle tour de Babel: « Allons, élevons une tour dont le sommet touche au ciel, et rendons notre nom célèbre avant que nous soyons dispersés dans toute la terre. » L’entreprise fut faite du temps d’un nommé Phaleg, qui comptait le bonhomme Noé pour son cinquième aïeul. L’architectureet tous les arts qui l’accompagnent avaient fait, comme on voit. de grands progrès en cinq générations. Saint Jérôme, le même qui a vu des faunes et des satyres, n’avait pas vu plus que moi la tour de Babel; mais il assure qu’elle avait vingt mille pieds de hauteur. C’est bien peu de chose. L’ancien livre Jacult, écrit par un des plus doctes Juifs, démontre que sa hauteur était de quatre-vingt etun mille pieds juifs; et il n’y a personne qui ne sache que le pied juif était à peu près de la longueur du pied grec. Cette dimension est bien plus vraisemblable que celle de Jérôme. Cette tour subsiste encore: mais elle n’est plus tout à fait si haute. Plusieurs voyageurs très véridiques l’ont vue: moi qui ne l’ai point vue, je n’en parlerai pas plus que d’Adam mon grand-père, avec qui je n’aipoint eu l’honneur de converser. Mais consultez le R. P. don Calmet c’est un homme d’un esprit fin et d’une profonde philosophie; il vous expliquera la chose. Je ne sais pas pourquoi il est dit dans la Genèse que Babel signifie confusion; car Ba signifie père dans les langues orientales, et Bel signifie Dieu; Babel signifie la ville de Dieu, la ville sainte. Les anciens donnaient ce nom à toutesleurs capitales. Mais il est incontestable que Babel veut dire confusion, soit parce que les architectes furent confondus après avoir élevé leur ouvrage jusqu’à quatre-vingt et un mille pieds juifs, soit parce que les langues se confondirent; et c’est évidemment depuis ce temps-là que les Allemands n’entendent plus les Chinois; car il est clair, selon le savant Bochart, que le chinois estoriginairement la même langue que le haut-allemand.

PRÉJUGÉS
Le préjugé est une opinion sans jugement. Ainsi dans toute la terre on inspire aux enfants toutes les opinions qu’on veut, avant qu’ils puissent juger.
Il y a des préjugés universels, nécessaires, et qui font la vertu même. Par tout pays on apprend aux enfants à reconnaître un Dieu rémunérateur et vengeur; à respecter, à aimer leur père etleur mère; à regarder le larcin comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice et une vertu.
Il y a donc de très bons préjugés; ce sont ceux que le jugement ratifie quand on raisonne.
Sentiment n’est pas simple préjugé; c’est quelque chose de bien plus fort. Une mère n’aime pas son fils parce qu’on lui dit qu’il le faut aimer, elle lechérit heureusement malgré elle. Ce n’est point par préjugé que vous courez au secours d’un enfant inconnu prêt à tomber dans un précipice, ou à être dévoré par une bête.
Mais c’est par préjugé que vous respecterez un homme revêtu de certains habits, marchant gravement, parlant de même. Vos parents vous ont dit que vous deviez vous incliner devant cet homme; vous le respectez avant de savoir s’ilmérite vos respects: vous croissez en âge et en connaissances; vous vous apercevez que cet homme est un charlatan pétri d’orgueil, d’intérêt et d’artifice; vous méprisez ce que vous révériez, et le préjugé cède au jugement. Vous avez cru par préjugé les fables dont on a bercé votre enfance; on vous a dit que les Titans firent la guerre aux dieux, et que Vénus fut amoureuse d’Adonis; vous prenez à douzeans ces fables pour des vérités; vous les regardez à vingt ans comme des allégories ingénieuses.
Examinons en peu de mots les différentes sortes de préjugés, afin de mettre de l’ordre dans nos affaires. Nous serons peut-être comme ceux qui, du temps du système de Law, s’aperçurent qu’ils avaient calculé des richesses imaginaires.
Préjugés des sens. — N’est-ce pas une chose plaisante que nos…