Ignorance et étonnement

Quel peut bien être le but de l’activité philosophique ? Aristote, philosophe de l’Antiquité, élève de Platon, s’est employé à répondre à cette question dans l’un de ses ouvrages majeurs, la Métaphysique.
Dans un passage célèbre de cette œuvre, Aristote met ainsi en évidence la spécificité de cette activité, dans laquelle il s’est lui-même illustré, en remontant à ses origines. Fille del’étonnement, la philosophie se distinguerait, selon lui, des autres activités par sa liberté, en tant qu’elle serait à elle-même sa propre fin.
Nous verrons, après avoir étudié l’argumentation d’Aristote, la justesse mais aussi le caractère trop abrupte peut-être d’une telle conception de la philosophie.

On comprend qu’Aristote soucieux, à la suite de Platon, de promouvoir l’activité philosophique,se soit employé à en montrer la spécificité.
Il s’emploie en effet, dans le passage de la Métaphysique qui lui est consacré, à répondre à une question essentielle concernant la spécificité de la philosophiep, qui est de savoir quel est son but véritable, vers quoi tendent ceux qui s’y adonnent.
Aristote donne à penser que si la philosophie est, comme toutes les autres sciences, une activité deconnaissance, elle n’a, par contre, à la différence de celles-ci, aucune visée utilitaire. Seule importe au philosophe l’accès à la connaissance qui mettra fin à l’ignorance que son étonnement lui fait ressentir en présence des phénomènes qu’il est incapable d’expliquer.
Pour faire comprendre que la philosophie est une pure recherche de connaissance, Aristote remonte à son origine première,l’étonnement : il montre que l’étonnement fait prendre conscience de son ignorance à celui qui l’éprouve en le poussant purement et simplement à y mettre fin. Son argumentation se déploie ainsi en deux temps principaux. Dans un premier temps, de la ligne une à la ligne huit, Aristote explique la genèse de la pensée philosophique en la mettant au compte de l’étonnement. Dans un second temps, de la lignehuit à la ligne vingt, il déduit la spécificité de l’activité philosophique de cette origine première : elle n’aurait pas d’autre but que de mettre fin à l’ignorance révélée par l’étonnement.

Observons dans le détail l’argumentation d’Aristote.
Voulant prouver que la philosophie a pour seul but de satisfaire le besoin de connaissance qu’éprouve celui qui s’y adonne, Aristote commence parremonter à la source de ce besoin. C’est ainsi qu’il constate que « ce fut l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques », constat qu’il illustrera immédiatement en évoquant l’activité de recherche des premiers philosophes. On reconnaît ici l’influence de la philosophie platonicienne sur le jeune Aristote. Platon n’écrivait-il pas lui-même déjà dans leThéétète: « s’étonner, voilà un sentiment qui est tout à fait d’un philosophe. La philosophie n’a pas d’autre origine ». Toutefois, alors que Platon se contentait de constater l’effet de l’étonnement sur le philosophe pour expliquer son activité, Aristote non seulement va en montrer les effets en évoquant ce qu’il appelle les « spéculations philosophiques », mais il va expliquer qu’il puisse produirede tels effets en parlant du constat d’ignorance qu’il conduit à faire. Arrêtons-nous un instant à l’expression « spéculations philosophiques ». La spéculation est une activité intellectuelle purement théorique, qui ne vise aucune application pratique. Le mot tire son origine du mot latin  » spectare  » qui signifie regarder, ce que veut dire le mot grec « théorein » que l’on retrouve dans l’adjectifthéorique. En qualifiant de « spéculation » la pensée des premiers philosophes, Aristote souligne déjà par avance la spécificité de l’activité intellectuelle appelée philosophie, qu’il s’emploie ici à mettre en évidence. Lorsqu’il évoque, dans la foulée, l’évolution des recherches de ceux que l’on appellera plus tard les présocratiques, Aristote souligne le caractère de plus en plus radical de…