Justice contractuelle

Deux lacunes de la justice contractuelle
DANS LE CODE CIVIL AU QUÉBEC

Par Pierre-Gabriel Jobin*
Professeur à la Faculté de droit de l’Université McGill, Montréal, Québec, Canada.
Courriel : [email protected]

La lésion entre majeurs et l’imprévision constituent deux points sensibles d’une politique de justice contractuelle dans tout le système juridique[1]. Endroit québécois des contrats, la justice contractuelle est aujourd’hui parvenue au stade de politique fondamentale. Cependant, le chemin parcouru est loin d’avoir été facile, de nombreux obstacles ayant été soulevés en cours de route par les défenseurs de la liberté contractuelle. La profondeur – relative – des convictions du législateur québécois en cette matière continue de se faire ressentir denos jours par l’absence notable dans le Code civil du Québec de règles générales sur la lésion entre majeurs et l’imprévision.

Au XIXe siècle, les législateurs se sont montrés réfractaires à l’idée d’introduire dans le Code civil des mesures de justice contractuelle, au motif principalement que cela affaiblirait la stabilité des contrats et accorderait aux juges le pouvoir de s’immiscerdans un accord auquel les parties étaient parvenues librement. Comme on le sait, tel était le cas en France durant la période de l’adoption du Code Napoléon, car on était déterminé tout spécialement à mettre un terme aux interventions judiciaires dans les affaires privées : «Que Dieu nous garde de l’équité des parlements», disait-on.

Lors de l’adoption du premier Code civil au Canada dansles années 1860, les codificateurs nourrissaient les mêmes craintes. Le Parlement canadien adopta donc le principe selon lequel que la lésion entre majeurs ne constituait pas un motif de nullité d’un contrat[2]. Les codificateurs canadiens ont effectivement fait preuve d’encore plus de réserve que leurs collègues français : alors que le Code civil français accepte tout de même la lésion énorme entremajeurs dans la vente d’immeuble[3], cette mesure a été expressément rejetée par les auteurs du Code civil du Bas Canada, qui déclarèrent ne voir aucune raison de suivre le modèle français sur ce point[4].

Dans la même logique, aucune disposition de ce premier code ne prévoyait la révision du contrat pour imprévision.

Près d’un siècle s’écoula et la jurisprudence suivit à lalettre les préceptes du législateur : point de lésion, point d’imprévision.

Cependant, avec la concentration du pouvoir économique et l’avènement d’autres phénomènes trop connus pour être rappelés ici, émergèrent divers courants de pensée durant la deuxième moitié du XXe siècle. Le vent de la justice contractuelle se faisait sentir à travers l’Amérique. Au Québec, ce souffle a poussé lajurisprudence et la législature à faire avancer la cause de la justice contractuelle sur plusieurs plans[5].

Notamment, l’année 1964 voit l’ajout au Code civil d’une courte section sur «L’équité dans certains contrats», dont une disposition permet au tribunal de réduire pour cause de lésion le coût d’un prêt d’argent ou d’une autre opération de financement[6] – disposition que bien desmagistrats interprèteront de façon restrictive[7]. Quelques années plus tard, le Québec décide de protéger le consommateur en permettant l’annulation ou la révision d’un contrat pour lésion, dans la nouvelle Loi sur la protection du consommateur[8], qui, elle, sera interprétée largement[9]. À la même époque, la réforme du droit du louage d’habitation comprend non seulement un contrôle des loyers,mécanisme visant à prévenir la lésion, mais aussi des interdictions de clauses abusives et d’autres clauses draconiennes[10].

Enfin, dans le dernier quart du XXe siècle, la lésion sera introduite dans quelques domaines étroitement circonscrits et extérieurs au droit des contrats proprement dit[11].

C’est à cette même époque et dans cette mouvance que fut menée la révision complète du…