Le culte du corps

LES MODELES CULTURELS DU CORPS
par Marc-alain Descamps
La forme du corps humain n’est pas naturelle mais culturelle. Le poids, la taille, la grosseur, la couleur, la forme des différentes parties d’un corps varient selon les groupes. On peut établir un rapport entre ces données corporelles et l’environnement ; il est à la fois celui de la causalité et de l’adaptation. Les Eskimos sont-ilspetits et gras à cause de leur alimentation de phoques et de poissons ou de leur adaptation au froid ? Pourquoi les Pygmées de la forêt équatoriale sont-ils parmi les groupes hu mains les plus petits ? Mais les corps sociaux actuels relèvent moins des données physiques que des fantasmes collectifs de la société. La part de l’esprit est plus importante que le conditionnement physique.
LE CORPS MARQUECe n’est que tout récemment que l’on s’est mis à étudier le corps. Cela a commence avec l’ethnographie. On ne voit pas son propre corps ni le corps des siens. Pour les premiers ethnographes seuls les autres ont un corps, surtout les étran gers qui ont un corps étrange. Les sauvages ont des corps qui les apparentent aux animaux plus qu’à l’humain. Les premiers voyageurs les ont vus : Plan deCarpin en 1245 et Rubruquis en 1253 décrivent des acéphales au visage sur la poitrine, des cyclopes à un seul oeil sur le front, des hommes à deux têtes et des corps à écailles de poisson. Marco Polo en 1298 nous parle des hommes à tête de chien des îles Adaman, des sciapodes qui vivent à l’ombre de leur unique pied et de ceux de Labrin à Sumatra qui ont une queue longue d’une paume et grosse commecelle d’un chien.
Puis les premiers ethnographes se sont lancés dans la des cription de toutes les marques que les sauvages mettent sur le corps humain : cicatrices, bourrelets, scarifications et boutonnières des Africains, les labrets et les négresses à plateau, perforations du nez et des oreilles, taille et incrus tation des dents, modelage du crâne des enfants, petit pied des Chinoises,femmes-éléphants et femmes-girafes de Thaïlande, circoncision masculine et féminine et tatouages… C’était toujours les autres qui s’occupaient de leurs corps. On en est même venu à opposer les civilisations du corps ou auto-plastiques et les civilisations de transformation du milieu ou alloplastiques, selon la distinction de Géza Roheim (1925).
Le premier à universaliser la notion de technique du corpson l’étendant à notre propre culture a été Marcel Mauss en 1934. Il a dressé un tableau de leur diversité et demandé leur étude. En vain. Depuis 1970 nous avons tenté de réaliser cet énorme programme par plus de 150 études sur les diverses techniques du corps utilisées dans nos sociétés contemporaines.
Et notre conclusion est que nos corps portent aussi les mar ques de leur groupe actuel. Si cene sont pas les mêmes que celles des sauvages, elles sont équivalentes.
LE STANDARD-TYPE SOCIAL
Actuellement s’est constitué un véritable standard-type social du corps, dont on ne peut pas s’écarter. La forme cor porelle ne parait libre que parce que son imposition est insi¬dieuse. Elle ne fait l’objet d’aucune loi écrite et ne constitue qu’une mode. Mais sa force vient du consensus social. Ilen est d’ailleurs de même dans les sociétés primitives. Nous avons ainsi pu mener une enquête sur la clitérodectomie en pays Baoulé (Côte d’ivoire) et au lycée de Baouké. Nous pen sions que les jeunes lycéennes évoluées et instruites allaient protester et se plaindre de cette mutilation sexuelle. Or nous n’en avons trouvé aucune contre. Toutes la désiraient et se plaignait à l’occasion de lapauvreté de leur famille, qui les empêchait d’en profiter. Elles la justifiaient par quan tité de rationalisations et d’avantages, le principal étant qu’elles appartiendraient à une classe supérieure et pour raient faire un plus beau mariage.
Dans nos sociétés seules les modalités changent ; les modes corporelles passent plus inaperçues car elles sont présentées sous couvert de santé d’hygiène ou…