Le stalinisme et le syndrome de l’hérésie

Le recours par Staline aux symboles de la religion orthodoxe est également révélateur. Ses biographes étrangers l’ont bien compris, lorsqu’ils évoquent la forme liturgique dudit Serment. Elle renvoie aux années passées au séminaire, seule période de sa vie où il ait reçu une formation, et dont l’influence se retrouvera plus tard dans les rituels de confession et de repentir imposés à ses ennemispolitiques – et qui ne suffisent jamais : par définition, même pardonné, un péché reste un péché. Réfléchissons un instant au concept d’hérésie et à son utilisation en politique. Pour le stalinisme, le « péché porte le nom de « déviation » ; il doit être extirpé, à l’instar d’une hérésie.

L’expression « syndrome de l’hérésie » convient parfaitement pour rendre compte des rituels et de lapropagande, des persécutions subies par ceux qui avaient – ou auraient pu avoir, ce qui est le cas le plus fréquent – des opinions divergentes par rapport au credo prétendument commun. De façon caractéristique, c’est Staline lui-même qui a « expliqué », dans l’un de ses discours, qu’il y a « déviation » dès lors qu’un fidèle du Parti commence à « avoir des doutes ».

Sur ce thème, citons Georges Duby,qui a étudié l’hérésie au Moyen Age, une époque où des méthodes très élaborées ont été mises au point pour extirper la dissidence et assurer la conformité :

« On a vu que l’orthodoxie suscitait l’hérésie en la condamnant et en la nommant. Mais il faut ajouter enfin que l’orthodoxie, parce qu’elle punit, parce qu’elle poursuit, met en place tout un arsenal, qui vit ensuite son existence propre,et qui souvent même survit longtemps à l’hérésie qu’il devait combattre. L’historien doit considérer avec la plus grande attention ces institutions de dépistage et leur personnel spécialisé, souvent constitué par d’anciens hérétiques qui se rachètent.

« L’orthodoxie, parce qu’elle punit et qu’elle poursuit, installe également des attitudes mentales particulières, la hantise de l’hérésie, laconviction chez les orthodoxes que l’hérésie est hypocrite, qu’elle est masquée, et, par conséquent, qu’il faut de toute force et par tous les moyens la détecter. La répression crée d’autre part, comme instrument de résistance et de contre-propagande, des systèmes de représentation divers qui continuent très longtemps à agir [… ]. Pensons également, beaucoup plus simplement, à l’utilisation politiquede l’hérésie, du groupe hérétique traité comme bouc émissaire, avec tous les procédés d’amalgame momentanément souhaitables. »

Cette analyse des temps médiévaux semble réellement traiter du stalinisme et de ses purges. La chasse à l’hérésie est au centre de la stratégie stalinienne et de l’édification du culte de la personnalité. En effet, ce qui justifie l’usage du terme « culte », tel quel’entendent les catholiques ou les orthodoxes, n’est pas tant l’attribution de qualités surhumaines au dirigeant suprême que le fait que l’exercice de ce culte repose sur une véritable technologie de la chasse à une hérésie le plus souvent créée artificiellement. Comme si, privé de ces arcs-boutants, le système ne pouvait pas exister. De fait, les déchaînements contre les hérétiques ont constitué lastratégie psychologique et politique optimale pour justifier la terreur de masse. En d’autres termes, la terreur n’était pas une réponse à l’existence d’hérétiques ; ceux-ci étaient inventés pour légitimer la terreur, dont Staline avait besoin.

Le parallèle avec la stratégie des Églises est encore plus patent si l’on considère que Trotski était la figure parfaite de l’« apostat » pour toutessortes de gens, religieux ou antireligieux, nationalistes, antisémites, etc. Ce rejet a duré bien plus longtemps que l’adulation de Staline. Même après l’effondrement de l’Union soviétique, la haine de Trotski, tenace, reste très répandue, que ce soit chez les staliniens d’aujourd’hui, les nationalistes ou les antisémites. La question mérite d’être posée : faut-il y voir un concentré de la haine…