Pilo

Le langage

Le recueil des Fables de La Fontaine est précédé d’une biographie dans laquelle le fabuliste rapporte les événements de la vie d’Esope, son inspirateur. Vivant au VIesiècle av. J.-C, Esope était esclave, originaire de Phrygie. L’épisode rappelé ici met en scène Esope et son maître Xantus.

Un certain jour de marché, Xantus qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses Amis,lui commanda d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien (Esope), à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces, l’Entrée, le Second plat, l’Entremets, tout ne fut que langues. Les Conviés louèrent d’abord le choix de cesmets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent.
Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur?
Et qu’y a-t-il de meilleur que la langue? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la Clef des Sciences, l’Organe de la Vérité et de la Raison. Par elle on bâtit les Villes et on les police ; on instruit ; on persuade ; on règne dans les Assemblées ; on s’acquitte du premier detous les devoirs, qui est de louer les Dieux. — Eh bien (dit Xantus, qui prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes personnes viendront chez moi; et je veux diversifier. Le lendemain Ésope ne fit servir que le même mets, disant que la Langue est la pire chose qui soit au monde. C’est la Mère de tous débats, la Nourrice des procès, la source des divisions et desguerres. Si l’on dit qu elle est l’organe de la Vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et qui pis est, de la Calomnie. Par elle on détruit les Villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les Dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. Quelqu’un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce Valet lui était fort nécessaire; car il savait le mieux du mondeexercer la patience d’un Philosophe.
La Fontaine, Fables, « Vie d’Esope le Phrygien » 1694

Quelques données
Le langage humain mérite son nom parce qu’il est autre chose qu’un bavardage insignifiant : quand la parole devient « psittacique », à la manière d’un perroquet < lat. psitacus.
Parler, écrire signifient essentiellement avoir quelque chose à faireentendre-comprendre à quelqu’un. Le problème du langage recouvre plusieurs questions : pourquoi parlons-nous ? Qu’avons-nous à dire ? Que pouvons-nous dire ? Que pouvons-nous faire comprendre ? …
L’enfant (< lat. infans = qui ne parle pas encore) est capable de comprendre bien des choses sans répéter alors que l’homme, doué de la parole, est capable de répéter bien des mots sans les comprendre. Lelangage se situe dans cet intervalle entre la satisfaction et l’impossibilité de faire comprendre ce qu’on veut dire. Découvrir le langage c’est pénétrer dans un domaine qui s’étend à perte de vue entre autrui, le monde et moi. C’est entrer dans un véritable « monde » où l’on est environné de sens et où toutes les choses sont déjà nommées. Dans un tel monde, selon les paroles de La Bruyère « Tout estdit et l’on vient trop tard. »
Le langage est infiniment complexe et ne permet que difficilement d’exprimer sa pensée. « Le langage humain n’est pas assez clair. Dieu, lui-même, s’il daignait nous parler dans nos langues, ne nous dirait rien sur quoi l’on ne pût disputer. » Rousseau.
Montaigne aussi dans ses Essais fait référence à Dieu : « Toutes choses produites par notre propre discours,autant vraies que fausses, sont sujettes à incertitude et débats. C’est pour le châtiment de notre fierté que Dieu produisit le trouble et la confusion de l’ancienne tour de Babel. La diversité des langues est cause de cette infinie et perpétuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons qui accompagne et embrouille le vain bâtiment de l’humaine science. »
N.B. Ne pas confondre parler et…