La prose du transsibérien

Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien

Introduction

Au début du XXe siècle les artistes commencent à assimiler le monde moderne et ses innovations technologiques à leur création : que l’on pense par exemple au Christ d’Apollinaire, qui « monte au ciel plus vite que les aviateurs » et qui « est le champion du monde pour la hauteur ». Cendrars, sur qui l’influence d’Apollinaire estindéniable – il est le premier à le reconnaître –, participe de cette tendance, notamment par son long poème, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Cette œuvre s’inspire du grand voyage en Russie qu’il a effectué en 1903 avec une « fille » de Montmartre, tout en intégrant les arts graphiques de l’époque, d’une part parce qu’il était orné dans sa version originale d’une frise ducouple Delaunay, et d’autre part par la liberté que prend le poète avec le vers. Cette modernité thématique et graphique est aussi une modernité syntaxique et lexicale : Cendrars emprunte à Apollinaire son rejet presque systématique de toute ponctuation et ne recule par devant les néologismes. On s’intéressera donc à la manière dont est peint le voyage dans l’extrait proposé. On montrera dans unpremier temps comment la description rend compte de la course du train et entraîne le lecteur dans sa course. Toutefois, ce mouvement est aussi l’expression métaphorique de l’état d’âme des deux voyageurs et de la lassitude amoureuse de « Blaise ». L’ensemble apparaît dès lors comme une dérive vers la folie.

I. La traduction du mouvement du train
a. Lexique et mouvement

• Présence d’unitinéraire : le train part de Paris (« Paris », « Montmartre », « la Butte », le « Sacré-Cœur ») et nous transporte à travers « toutes les gares », jusqu’en « Sibérie ».
• Champ lexical du mouvement : les « roues », « rouler », « s’enfuir » ou encore « palpiter ».
• Le décor même est gagné par le mouvement : « la tourbe se gonfle », « la Sibérie tourne », « les nappes de neige remontent ».Parfois même, il y a personnification « les poteaux gesticulent », « le monde s’étire s’allonge et se retire ».

b. Les effets d’optique

Cendrars nous donne une vision impressionniste du paysage hors du train : celui-ci subit des déformations liées à la vitesse du train.
• Au sein d’un décor qui est découpé par des lignes horizontales et verticales… : les « horizons plombés » et les« poteaux télégraphiques ».
• … les objets subissent des déformations : les poteaux sont « grimaçants », les gares sont « lézardées » et « obliques », comme un effet de flou sur une photographie.
• Le rythme des vers eux-mêmes est mis à mal : longueurs toujours différentes. C’est le mouvement de torsion de l’accordéon dont parle Cendrars.

c. La syntaxe et le vers en mouvement

• Le rythmedes vers en effet calqué sur les arrêts et les démarrages du train, effréné (les « roues vertigineuses »).
• Cendrars juxtapose les mots et les propositions sans les coordonner, ce qui crée un véritable vertige.

Cendrars a recours à tous les moyens de l’écriture pour donner à son poème le rythme et le mouvement du train.

II. Etats d’âme et lassitude amoureuse
Pourtant les sentimentsexprimés par le narrateur sont plutôt l’amertume, l’aigreur, le regret, la lassitude, tous sentiments incompatibles avec la fiévreuse fuite en avant du train.

a. L’angoisse du voyageur

• L’éloignement est stylisé (la durée magique de « sept jours » : distance mesurée en jours, temps de l’ennui), métaphorisé (la métaphore filée : « Paris a disparu et son énorme flambée (= le foyer, la« maison ») Il n’y a plus que des cendres continues ») ; l’exil est suggéré par l’évocation des « chiens de malheur » « à nos trousses » qui chasse les voyageurs.
• En effet, le voyage se fait exil, c’est-à-dire enfermement à l’extérieur, contrainte du mouvement. L’angoisse, c’est étymologiquement le sentiment d’étouffer, de sentir « coincé ». Ici, malgré le mouvement effréné du poème, une…