Le lyrisme baudelairien

Le cœur-espace: aspects du lyrisme dans Les fleurs du mal ( par Michel Collot )

RÉSUMÉ
Le lyrisme baudelairien ne saurait donc être confondu avec un idéalisme; la transcendance qui lanime ne vise pas un autre monde: elle est le mouvement par lequel notre monde se révèle autre au sujet qui s’ouvre à lui.
Mots-clés: Romantisme; Modernité; Lyrisme; Spatialité; Charles Baudelaire

Sil’on a célébré un peu partout en 2007 le cent-cinquantième anniversaire des Fleurs du Mal, cest qu’on reconnaît en elles un sommet de la poésie française, et un moment important de son histoire. Toute une part de la réception moderne et contemporaine est pourtant assez critique à leur égard, et tend à leur préférer par exemple Le Spleen de Paris, ce titre que Michel Deguy na pas hésité àemprunter à Baudelaire.*1 Beaucoup, comme déjà Rimbaud, trouvent leur forme « mesquine »1.*2 Et Jean-Marie Gleize dit préférer pour les « chiens » de la prose baudelairienne aux chats qui hantent les vers des Fleurs du Mal.
Or n’est-ce pas précisément grâce à leur forme: forme versifiée, forme fixe, souvent brève, que les poèmes qui les composent s’impriment durablement dans la mémoire? Et d’ailleurs, cetteforme n’est-elle pas aujourd’hui redevenue d’actualité? Beaucoup de poètes français ont redécouvert ces dernières années les vertus du vers, qu’il s’agisse de réhabiliter le vers régulier, comme le fait Jacques Réda2, ou d’inventer de nouvelles formes de versification, comme s’y essaient, entre autres, Pierre Alfieri ou Philippe Beck.
Mais la forme ne suffit pas à expliquer la fortune des Fleursdu Mal. Si certains d’entre nous les connaissent encore par cœur, c’est parce quelles parlent à notre cœur, se logent au cœur de notre conscience la plus intime. Et si elles ont franchi les frontières et survécu à l’épreuve de la traduction, c’est que leur résonance n’est pas seulement liée à leur consonance, au rythme, à l’harmonie et à la mélodie de leurs vers, mais aussi à leur sens, capable detoucher le cœur humain dans ce qu’il a de plus universel.
Voilà des qualités éminemment classiques, et c’est une autre cause de la longévité des Fleurs du Mal, qui ont résisté aux modes éphémères; mais c’est aussi peut-être une des raisons de leur actualité: beaucoup d’esprits déçus par le modernisme retrouvent aujourd’hui les voies d’un certain classicisme, qui n’est pas incompatible avec laplus authentique modernité: celle qui, selon l’enseignement de Baudelaire, vise l’éternel à travers le transitoire.
Baudelaire na pas seulement été le premier à donner au terme de modernité ses lettres de noblesse, et sa définition la plus profonde, il a, par sa pratique elle-même, ouvert de multiples voies à la poésie moderne, comme en témoigne suffisamment l’influence qu’il a eue depuis un siècleet demi, sur des poètes aussi importants et aussi différents que Rimbaud et Mallarmé, ou Bonnefoy et Deguy, par exemple, pour me limiter à la France.
Cette modernité de Baudelaire a été diversement interprétée. Beaucoup de commentateurs la trouvent plutôt dans sa prose, poétique ou critique. Il n’est pas toujours facile de la repérer dans Les Fleurs du Mal, sans doute parce quelle s’y trouveétroitement mêlée à l’héritage romantique. Je rappelle que, pour Baudelaire, « Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts ».*3 Or le modernisme a eu tendance à rejeter la plupart de ces valeurs romantiques, jugées suspectes de lyrisme naïf ou d’idéalisme. Du coup, c’est tout unversant de la poétique des Fleurs du Mal, celui de l’Idéal, qui se trouverait frappé de caducité, et que je me propose de revisiter et de réévaluer. Car, à mes yeux, comme aux yeux d’un certain nombre de mes contemporains, la modernité la plus profonde trouve sa source dans le romantisme. Il y a même aujourdhui une certaine actualité du romantisme, à condition de ne pas le confondre avec la…