Le pied de la momie

Théophile Gautier, « Le pied de momie », nouvelle, 1840

Quand je revins le soir, le cerveau marbré de quelques veines de gris de perle, une vague bouffée de parfum oriental me chatouilla délicatement l’appareil olfactif; la chaleur de la chambre avait attiédi le natrum, le bitume et la myrrhe dans lesquels les paraschites (1) inciseurs de cadavres avaient baigné le corps de la princesse;c’était un parfum doux quoique pénétrant, un parfum que quatre mille ans n’avaient pu faire évaporer.
Le rêve de l’Égypte était l’éternité : ses odeurs ont la solidité du granit, et durent autant.

Je bus bientôt à pleines gorgées dans la coupe noire du sommeil; pendant une heure ou deux tout resta opaque, l’oubli et le néant m’inondaient de leurs vagues sombres.Cependant mon obscurité intellectuelle s’éclaira, les songes commencèrent à m’effleurer de leur vol silencieux.

Les yeux de mon âme s’ouvrirent, et je vis ma chambre telle qu’elle était effectivement : j’aurais pu me croire éveillé, mais une vague perception me disait que je dormais et qu’il allait se passer quelque chose de bizarre.

L’odeur de la myrrhe avait augmenté d’intensité, et jesentais un léger mal de tête que j’attribuais fort raisonnablement à quelques verres de vin de Champagne que nous avions bus aux dieux inconnus et à nos succès futurs.

Je regardais dans ma chambre avec un sentiment d’attente que rien ne justifiait; les meubles étaient parfaitement en place, la lampe brûlait sur la console, doucement estampée par la blancheur laiteuse de son globe decristal dépoli; les aquarelles miroitaient sous leur verre de Bohême; les rideaux pendaient languissamment : tout avait l’air endormi et tranquille.

Cependant, au bout de quelques instants, cet intérieur si calme parut se troubler, les boiseries craquaient furtivement; la bûche enfouie sous la cendre lançait tout à coup un jet de gaz bleu, et les disques des patères semblaient des yeux demétal attentifs comme moi aux choses qui allaient se passer.

Ma vue se porta par hasard vers la table sur laquelle j’avais posé le pied de la princesse Hermonthis (2).

Au lieu d’être immobile comme il convient à un pied embaumé depuis quatre mille ans, il s’agitait, se contractait et sautillait sur les papiers comme une grenouille effarée : on l’aurait cru en contact avec une pilevoltaïque; j’entendais fort distinctement le bruit sec que produisait son petit talon, dur comme un sabot de gazelle.

J’étais assez mécontent de mon acquisition, aimant les serre-papiers sédentaires et trouvant peu naturel de voir les pieds se promener sans jambes, et je commençais à éprouver quelque chose qui ressemblait fort à de la frayeur.

Tout à coup je vis remuer le pli d’unde mes rideaux, et j’entendis un piétinement comme d’une personne qui sauterait à cloche-pied. Je dois avouer que j’eus chaud et froid alternativement; que je sentis un vent inconnu me souffler dans le dos, et que mes cheveux firent sauter, en se redressant, ma coiffure de nuit à deux ou trois pas.

Les rideaux s’entrouvrirent, et je vis s’avancer la figure la plus étrange qu’on puisseimaginer.

C’était une jeune fille, café au lait très foncé, comme la bayadère Amani (3), d’une beauté parfaite et rappelant le type égyptien le plus pur; elle avait des yeux taillés en amande avec des coins relevés et des sourcils tellement noirs qu’ils paraissaient bleus, son nez était d’une coupe délicate, presque grecque pour la finesse, et l’on aurait pu la prendre pour une statue debronze de Corinthe, si la proéminence des pommettes et l’épanouissement un peu africain de la bouche n’eussent fait reconnaître, à n’en pas douter, la race hiéroglyphique des bords du Nil.

Ses bras minces et tournés en fuseau, comme ceux des très jeunes filles, étaient cerclés d’espèces d’emprises de métal et de tours de verroterie; ses cheveux étaient nattés en cordelettes, et sur sa…