Pensée d’un homme vivant dans la première moitiée du vingtéunième siècle

« La fuite n’est pas éternelle, elle finit toujours par prendre fin et devant le miroir de la réalité on comprend que l’illusion est bel et bien terminée. »

Milton Thierry

Un

Je regardai mon autre moi dans le miroir de la salle de bains pour tenter d’y déceler une part de mon humanité. Devant mon reflet, en observant méticuleusement chacun de mes traits fatigués, j’osai unsourire. Finalement, plus objectif, mon visage s’assombrit. En effet, je n’étais plus le même homme. J’étais déchu et la seule chose que je pouvais encore reconnaître de mon existence passée était le fait d’être un individu de près de quarante ans. Je me trouvai laid. Une barbe d’environ un mois encombrait mes joues concaves qu’avait creusé une malnutrition très calculée. Car mon menu gastronomiquene se limitait qu’à des pâtes, le plus souvent, et à des boîtes de conserves en tous genres au bon goût de j’ai plus faim. Je dois me raser, un homme doit se raser, pensai-je. Mais étais-je encore un homme ? Pour qui, pourquoi allais-je me raser ? Avais-je un quelconque devoir à accomplir ?
Je sortis de cette pièce dont nul autre que moi aurait pu soupçonner la fonction première et constatai,après six mois d’une longue et vertigineuse descente aux enfers, le chaos qui avait opéré en moi et depuis peu en toutes les pièces de mon appartement d’ancien petit bourgeois. Un appartement qui avait accueilli femme, enfants, bonheur relatif, et maîtresse.
Durant les treize années qui précédèrent mon renvoi, j’avais travaillé dans la publicité, toujours pour la même agence, fidèle au poste tous lesmatins de la semaine, et avais gagné des sommes d’argent conséquentes. J’avais acheté tout ce qui faisait plaisir à ma famille, sans retenue, sans avoir conscience qu’un jour tout ce confort, en tout cas d’esprit, s’arrêterait soudainement.
J’avais occupé un poste de concepteur-rédacteur, un emploi qui faisait appel à une certaine dose de réflexion et de créativité, un métier qui me plaisaitréellement et pour lequel, mes heures de travail n’étaient pas comptées. Je dois avouer que ce travail m’avait parfois donné plus de bonheur que ma vie familiale.
Mais après mon renvoi, je les comptais ces satanées heures. Ce temps qui passait et que je comblais par des activités complètement improductives et réductrices pour mon ego d’ancien créatif. Et celui-ci, en pâtissait, un peu plus chaquejour, redécouvrant le sentiment frustrant de ne servir à rien. J’étais comme un adolescent en pleine crise de questionnements existentiels qui découvrirait qu’il ne peut désormais compter que sur lui-même et terminer de forger son caractère et sa personnalité en devenir avec ses propres armes fragiles, car il n’a plus de statut défini dans son esprit. Un être en devenir. Mais avançant vers quelledestinée ? J’étais devenu une vraie loque, presque un marginal, peut-être une sorte de raté. Oui. A vrai dire, j’en étais un.
J’étais devenu une ombre, un semblant d’homme qui vivotait dans son grand appartement, tel un squatteur occupant un logement de prince. Pas à sa place. Plus à sa place. J’avais vécu ces derniers mois sans rien calculer dans ma vie, et mes journées avaient été vécues au hasardet dans la solitude la plus totale. J’étais relégué au banc de la société, ce groupe qui ne reconnaît l’existence d’un individu qu’à travers son travail. Cette vision me paraissait en mon for intérieur plutôt minimaliste, réduisant l’individu à une fonction, un statut qui ne prenait pas en compte la dimension plus humaine de celui-ci. Mais elle était aussi la plus répandue, celle qui nouspoussait à demander à une personne que l’on venait de rencontrer : que faites-vous dans la vie ? Et la réponse n’était jamais en rapport avec les activités du week-end ou une quelconque passion, mais véritablement en relation avec le labeur quotidien, avec le travail, auquel on a tendance à s’identifier de manière spontanée. En cette période d’inactivité, je redoutais cette question à laquelle je…