« J’aime mieux forger mon âme plutôt que de la meubler ». En ces quelques mots extraits des Essais, Montaigne résume presque toute la lame de fond qui anime son œuvre. Son écriture suit le même cours qu’une pensée qui se veut sans cesse en action, quitte à se tromper plutôt que d’accumuler les savoirs. On cerne là le cheminement sans plan de l’œuvre d’une vie.
Notre citation délivre les mêmesclés sur le projet littéraire de Montaigne au sein des Essais: « Ce n’est pas assez de compter les expériences, il les faut peser et assortir et les faut avoir digérées et alambiquées, pour en tirer les raisons et conclusions qu’elles portent ». En partant de ce qu’il appelle des « expériences » (nous verrons ultérieurement ce qu’il faut voir derrière ce terme) l’auteur propose une démarcheanalytique, qui fonctionne par métaphores et qu’il convient donc de décrypter, pour arriver à « en tirer les raisons et conclusions » c’est-à-dire respectivement les principes, les causes de ces « expériences » et leurs conséquences. De fait, si Montaigne cherche raisons et conclusions à ces dites « expériences » on ne peut envisager celles-ci comme des expériences scientifiques, destinées à vérifier unehypothèse: la raison de ces « expériences » semblent être un principe supérieur qui échappe à l’auteur. Il faut alors se tourner vers l’autre sens du mot expérience et la considérer comme le savoir accumulé au fil des ans, on procède ainsi à la distinction qu’opère l’allemand: Experiment (l’expérimentation) et Erfahrung (l’expérience accumulée au cours de la vie et plus largement la sagesse).Clairement ici Montaigne considère ce mot « expérience » dans ce dernier sens, comme le vécu, comme les épreuves que rencontre un homme dans sa vie, propice comme l’affirme le TLF à « en tirer une leçon de sagesse ». Ainsi l’expérience n’est pas quelque chose de motivé par un savoir, dans les Essais l’expérience en tant que moment de vie se présente comme telle selon une causalité ignorée parl’expérimentateur ( qui n’est alors que « victime » mais non à l’origine) mais avec des conséquences qui l’enrichissent. Cependant, pour que cette enrichissement soit effectif, il faut comme le rappelle Montaigne, avoir un comportement actif vis-à-vis de ces expériences: en somme les analyser et les juger. Un tel parti pris se traduit par des modalités d’écriture spécifiques, souvent déroutantes cardéroutées. L’écrivain Montaigne est-il alors compliqué car débordé par les idées du philosophe Montaigne ou est-il complexe car à l’image du penseur?
A priori, les Essais apparaissent, du point de vue de la construction et du style au sens large, comme une œuvre difficile d’accès, de laquelle on a difficulté à dégager l’ambition et encore mois une fin. Mais cette obscurité est peut-être due au fait quel’on cherche trop à éclairer une prétendue finalité philosophique sans lui chercher une origine et surtout un cheminement. Une approche du cheminement qui nous permettrait de retrouver l’essence même que Montaigne voulait donner à ses Essais: la conversation « sans dessein, sans but et sans parti pris » (Fortunat Strowski, Montaigne) d’un homme qui n’a à parler qu’à lui-même.
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I) Un vastecapharnaüm
11) « digérer » et « alambiquer »
Avant tout, il serait de bon ton de s’attarder sur deux mots qui peuvent sembler à part dans notre citation extraite des Essais, à savoir « digérer » et « alambiquer ». S’il n’est pas surprenant de voir le philosophe employer des vocables comme « expériences », « peser » , « assortir » ou encore « raisons et conclusions », voilà deux termes aucontraire, l’un du domaine corporel, l’autre du chimique, plutôt étonnants au sein du développement logique que dresse Montaigne. Il faut, en fait, leur chercher un sens intellectuel métaphorique, qui est communément admis, puisque de nombreux dictionnaires en font; Ainsi le TFL nous apprend que sur le plan intellectuel « digérer » est « assimiler en incorporant à sa pensée propre, faire…