Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée
Alfred de Musset
Revue des Deux Mondes T.12 1845
Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée
PROVERBE
Un petit salon
LE COMTE, LA MARQUISE
LE COMTE
Je ne sais pas quand je me guérirai de ma maladresse, mais je suis d’une cruelle étourderie. Il m’est impossible de prendre sur moi de me rappeler votre jour, et, toutes les fois que j’ai enviede vous voir, cela ne manque jamais d’être un mardi.
LA MARQUISE
Est-ce que vous avez quelque chose à me dire ?
LE COMTE
Non ; mais, en le supposant, je ne le pourrais pas, car c’est un hasard que vous soyez seule, et vous allez avoir d’ici à un quart d’heure une cohue d’amis intimes qui me fera sauver, je vous en avertis.
LA MARQUISE
Il est vrai que c’est aujourd’hui mon jour, et je ne saistrop pourquoi j’en ai un. C’est une mode qui a pourtant sa raison. Nos mères laissaient leur porte ouverte ; la bonne compagnie n’était pas nombreuse, et se bornait, pour chaque cercle, à une fournée d’ennuyeux qu’on supportait à la rigueur. Nous sommes tombés dans la société ; dès qu’on reçoit, on reçoit tout Paris, et tout Paris, au temps où nous sommes, c’est bien réellement Paris tout entier,ville et faubourgs. Quand on est chez soi, on est dans la rue. Il fallait bien trouver un remède ; de là vient que chacun a son jour. C’est le seul moyen de se voir le moins possible, et quand on dit : Je suis chez moi le mardi, il est clair que c’est comme si on disait : Le reste du temps, laissez-moi tranquille.
LE COMTE
Je n’en ai que plus de tort de venir aujourd’hui, puisque vous mepermettez de vous voir dans la semaine.
LA MARQUISE
Prenez votre parti et mettez-vous là. Si vous êtes de bonne humeur, vous parlerez ; sinon, chauffez-vous. Je ne compte pas sur grand’ monde aujourd’hui, vous regarderez défiler ma petite lanterne magique. Mais qu’avez-vous donc ? vous me semblez…
LE COMTE
Quoi ?
LA MARQUISE
Pour ma gloire, je ne veux pas le dire.
LE COMTE
Ma foi, je vousl’avouerai ; avant d’entrer ici, je l’étais un peu.
LA MARQUISE
Quoi ? je le demande à mon tour.
LE COMTE
Vous fâcherez-vous si je vous le dis ?
LA MARQUISE
J’ai un bal ce soir où je veux être jolie ; je ne me fâcherai pas de la journée.
LE COMTE
Eh bien ! j’étais un peu ennuyé. Je ne sais ce que j’ai ; c’est un mal à la mode, comme vos réceptions. Je me désole depuis midi ; j’ai fait quatrevisites sans trouver personne. Je devais dîner quelque part ; je me suis excusé sans raison. Il n’y a pas un spectacle ce soir. Je suis sorti par un temps glacé ; je n’ai vu que des nez rouges et des joues violettes. Je ne sais que faire ; je suis bête comme un feuilleton.
LA MARQUISE
Je vous en offre autant ; je m’ennuie à crier. C’est le tems qu’il fait, sans aucun doute.
LE COMTE
Le fait est quele froid est odieux ; l’hiver est une maladie. Les badauds voient le pavé propre, le ciel clair, et, quand un vent bien sec leur coupe les oreilles, ils appellent cela une belle gelée. C’est comme qui dirait une belle fluxion de poitrine. Bien obligé de ces beautés-là.
LA MARQUISE
Je suis plus que de votre avis. Il me semble que mon ennui me vient moins de l’air du dehors, tout froid qu’il est,que de celui que les autres respirent. C’est peut-être que nous vieillissons ; je commence à avoir trente ans, et je perds le talent de vivre.
LE COMTE
Je n’ai jamais eu ce talent-là, et ce qui m’épouvante, c’est que je le gagne. En prenant des années on devient plat ou fou, et j’ai une peur atroce de mourir comme un sage.
LA MARQUISE
Sonnez pour qu’on mette une bûche au feu ; votre idée megèle.
(On entend le bruit d’une sonnette au dehors.)
LE COMTE
Ce n’est pas la peine, on sonne à la porte, et votre procession arrive.
LA MARQUISE
Voyons quelle sera la bannière, et surtout tâchez de rester.
LE COMTE
Non ; décidément je m’en vais.
LA MARQUISE
Où allez-vous ?
LE COMTE
Je n’en sais rien. (Il se lève, salue, et ouvre la porte.) Adieu, madame, à jeudi soir.
LA…