Phèdre, coupable ou innocente ? Phèdre, personnage tragique Nul n’échappe à son destin : voilà une pensée qui nous traverse souvent l’esprit après la lecture d’une tragédie racinienne. Phèdre ne manque pas à cette règle, bien au contraire. Les critiques n’ont eu de cesse de répéter que c’était la tragédie la plus réussie de Racine, et l’auteur lui-même exprime ce sentiment dans la préface.Qu’est-ce qui justifie un tel jugement? La tragédie, au xviiième siècle, s’appuie sur les théories d’Aristote. Il en est une qui nous intéresse tout particulièrement : le héros doit susciter terreur mais aussi pitié. En d’autres termes, et ce sont ceux que Racine emploie dans sa Préface :« Je ne suis point étonné que ce caractère […] ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes lesqualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laissermourir que de la déclarer à personne. Et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté. […]Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer,c’est que je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies. La seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même. Les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses; les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peintpartout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. »On ne saurait mieux exprimer les enjeux d’une telle pièce. Elle est d’ailleurs la preuve même qu’au xviiième siècle, on n’a absolument rien compris aux propos d’Aristote! Quand celui-ci écrit que le héros doit susciter terreur et pitié, et que ces sentiments doivent être poussés à un point tel que le spectateur ne doit plus leséprouver dans la vie courante, on a cru que cette réflexion pouvait être appliquée à toutes les passions (amour…). C’est pourquoi les tragédies classiques sont aussi vertueuses et morales.Phèdre n’est donc pas le monstre qu’elle dit être. Comme je vais tenter de vous le montrer, ses paroles sont celles d’une femme qui souffre et qui résiste à sa passion. Ce n’est que lorsque l’on apprend queThésée, son époux, est mort, qu’elle se résout à parler à Hippolyte, à un moment donc où elle est effectivement hors adultère. Son véritable crime, et j’y reviendrai, est d’avoir menti à son époux de retour, ce qui provoquera l’irréparable. Mais son dernier souffle est un souffle de repentir. Dans cette pièce, qui porte son nom, Phèdre est analysée avec grand art par ce maître de la tragédie qu’estRacine.Et c’est là sans doute la grande innovation du dramaturge français. Le mythe de Phèdre a inspiré, du moins d’après les oeuvres qui nous restent, deux grandes tragédies dans l’Antiquité, une grecque et une romaine. Il s’agit de l’Hippolyte porte-couronne d’Euripide et de la Phèdre de Sénèque. La première a ceci de particulier qu’elle ne n’intéressait pas au personnage de Phèdre. Le véritablepersonnage tragique de la pièce, c’est Hippolyte, car il meurt victime des mensonges de sa marâtre. Phèdre se réduit chez Euripide à un pur moyen de vengeance utilisé par Aphrodite contre Hippolyte, qui s’est voué tout entier au culte d’Artémis, la déesse vierge. Dès lors, chez Euripide, il n’est guère question de la faute de Phèdre : il est clair qu’elle n’est responsable de rien, elle n’est…