Alban Pellegris
Les citoyens sont-ils les clients de l’Etat ?
Parmi les « mesures à appliquer dès la libération du territoire » exigées par le CNR figurent « le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques » et surtout « un plan complet de sécuritésociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail » (Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui, 2010 : 23-24). Voilà où nous pouvons faire remonter les origines, pas si lointaines, du fameux « modèle social français » : la sécurité sociale, les services publics, l’apparition de droits créances c’est àdire des « droits à quelque chose », tous participant d’une certaine idée de ce que doit être la solidarité nationale. Ces services publics, dont les citoyens sont appelés « usagers », sont financés par l’impôt mais aussi par des cotisations sociales (notez la référence au travail) ou parfois par une mise à contribution des usagers (transports, électricité, gaz…). Ces services se distinguenttoutefois de ceux que fournirait une entreprise privée ne recherchant que le profit puisqu’en étant offert, soit gratuitement, soit à des tarifs inférieurs à ceux du marché, ils participent à la réalisation d’autres objectifs tel que la réduction des inégalités. La fourniture de ces services, de ces biens publics, par la puissance publique est censée en garantir l’accès à tous dans la mesure où leurproduction par le marché serait inefficace, insuffisante puisqu’il est souvent générateur d’exclusion. Ainsi semblerait-il inapproprié de venir caractériser la fourniture de services par l’Etat aux citoyens de relation marchande de même que de penser les citoyens comme des clients de l’Etat. Pourtant, comme le remarque Pierre Bourdieu à propos des Etats-Unis, « l’Etat s’est démis de toute fonctionéconomique vendant les entreprises qu’il possédait, convertissant les biens publics comme la santé, le logement, la sécurité, l’éducation, et la culture […] en biens commerciaux et les usagers en clients, sous-traitant les « services-publics » au secteur privé renonçant à son pouvoir de faire reculer l’inégalité […] tout cela au nom de la tradition de self-help […] et l’exaltation conservatrice de laresponsabilité individuelle » (Bourdieu, 2001 : 27-28). On peut être tenté de porter le même diagnostic sur l’Etat en France puisqu’ici aussi d’anciennes entreprises publiques sont désormais privées ou sont en voie de l’être, ici aussi des biens publics comme la santé et l’éducation ont fait l’objet de réformes ces dernières années vers plus « d’efficacité » ; efficacité dont seuls les mécanismesde marché seraient les garants.
Aussi paraît-il pertinent de se poser la question suivante : les citoyens sont-ils devenus les clients de l’Etat ? À ce stade, nous aimerions dire deux choses que la remarque de Pierre Bourdieu vient d’ailleurs mettre en lumière : d’abord, c’est l’Etat qui par la modification de ses missions, de ses pratiques dans la fourniture des services va venir redéfinir lerôle du destinataire des prestations : usager ou client. C’est encore l’Etat qui va venir produire de nouveaux comportements marchands, insuffler la relation marchande car c’est lui qui, en fin de compte, vient fixer les règles du jeu. Et enfin, deuxième chose, cette modification des rôles à la fois de l’Etat providence et de l’usager se justifie à l’aune de certaines croyances et représentationsdu monde sur lesquelles il conviendra de s’attarder. Aussi viendront-nous nous interroger sur l’apparition de nouvelles croyances quant au rôle de l’Etat (I) qui sont à nos yeux fondamentales pour mieux comprendre la redéfinition de ses missions, de son intervention en la matière (II) et, in fine, du rôle assigné au citoyen (III).
Comme le rappelle François-Xavier Merrien, dans un Etat…