Élément constitutif de tous les écosystèmes, facteur essentiel de la biodiversité, ressource vitale, multifonctionnelle et non substituable, l’eau obéit à un cycle complexe, à la fois spatial et temporel, qui la rend parfois inaccessible, parfois nuisible, parfois impropre à la consommation, souvent coûteuse, mais toujours indispensable.
Du volume planétaire estimé à 1 milliard 386 millions dekm3, seulement 2,5% est constitué d’eaux douces, seulement 0,25% est accessible à un coût raisonnable (les plus grandes réserves se retrouvent aux pôles sous forme, du moins temporairement, de glaces ou dans des aquifères souterrains difficilement accessibles). Les eaux de surface, plus propices aux prélèvements, ne représentent que 10 millièmes des flux totaux.
De plus les réserves d’eauxsont très inégalement réparties dans le monde : quelques neuf pays se partagent 60% des ressources (le Canada se situe au 5e rang). On estime qu’au moins 20 pays sont en état de stress hydrique (moins de 1 700 m3 par personne, par an) et 80 pays, abritant 40% de la population mondiale, en état de pénurie (moins de 1000 m3 par personne, par an).
Les problèmes que représente l’approvisionnement eneau de qualité sont maintenant au coeur des préoccupations non seulement de la communauté internationale et des États nationaux, mais également de la société civile. Objet de convoitise, cause de rivalités, source de conflits : la gestion de l’eau est devenue un enjeu politique, économique et juridique considérable qui s’exprime à travers des stratégies d’affrontement et de concertation. La Facultéde droit de l’Université de Montréal a choisi de consacrer son colloque annuel, Les Journées Maximilien-Caron, aux questions de l’eau, plus précisément à la problématique des conflits qu’elle engendre[1].
Que l’eau soit source d’intérêts politique, juridique, économique et scientifique, cela ne fait pas de doute. Que l’eau soit identifiée comme une source de conflits peut étonner; ne sont-cepas plutôt les usages, voire les usagers qui les génèrent. Le titre de ce colloque n’est-il qu’une métaphore accrocheuse? Pire, l’idée de conflits vient-elle aux juristes comme un mouvement convulsif, automatique, répété involontairement sans véritable but fonctionnel? Aurions-nous été en quelque sorte victimes d’un tic juridique irrépressible? À ce sujet, deux remarques.
D’abord, lescaractéristiques mêmes de l’eau impulsent des concurrences, voire des rivalités; sa fluidité défie les frontières politiques et administratives qu’elles soient nationales, régionales ou locales; sa circularité suppose pour toute utilisation d’inévitables retours vers l’environnement; sa nécessité absolue pour la vie, la vie naturelle et sociétale, et sa non-substituabilité excitent l’instinct de survie, cefaisant la convoitise et l’opportunisme, bref l’état de guerre pour reprendre Hobbes; sa multi-fonctionnalité engendre des intérêts antagoniques.
Ensuite les modes de gestion de l’eau s’ancrent de plus en plus dans des idéologies irréconciliables. Conscients que la détermination du statut juridique de l’eau, que cette construction intellectuelle a une portée normative décisive, sa qualificationconceptuelle et catégorielle est l’objet de débats véhéments entre les acteurs sociaux. L’eau est-elle une chose? Cela la banalise, puisqu’elle est ainsi juridiquement sous la domination des personnes (le droit à cet égard est toujours victime de ses catégories binaires, de l’absence de catégories intermédiaires). Une chose commune? Sans être appropriable, elle serait ainsi à l’usage de tous,certains diraient à la merci de chacun. Une chose publique? À l’abri des intérêts privés selon certains, elle serait soumise à l’inefficience légendaire de l’administration publique selon d’autres. L’eau est-elle une ressource? Internationalement, cela la territorialise, la place sous le contrôle absolu des États nationaux sans tenir compte de l’inévitable interdépendance qui existe à son endroit…