Deux prodigieuses puissances, la démocratie européenne et la démocratie des États-Unis, entraînent le monde occidental vers des destinées inconnues. L’une est née de la conquête, l’autre est arrivée tout d’un coup, par sa formation coloniale, aux salutaires pratiques d’une liberté sans exemple dans l’histoire. Leurs points de départ et leurs moyens sont diffèrens ; leur but est semblable.
Quepouvait tenter la démocratie européenne sans entrer en lutte avec les possesseurs de son territoire ? Successivement servie et opprimée par la féodalité, l’église, la monarchie, il en est résulté qu’elle a sans cesse entrepris de refaire ses lois politiques et religieuses. Dans cette œuvre où la science et le gouvernement lui manquaient, ses idées, ses sentimens et ses mœurs, ont presque toujoursété en désaccord. Combien elle a imaginé d’étranges détours pour se produire ! Dominée par des pouvoirs traditionnels, expérimentés et habiles, elle s’est formée à l’école de ses Maîtres, s’est efforcée de les combattre avec leurs propres armes ; comme eux, enthousiaste et subtile, tour à tour orthodoxe, hérétique ou philosophe, aristocrate, royaliste ou républicaine, selon ses besoins : telle estencore la démocratie du vieux monde.
La démocratie américaine, placée en face du continent désert qui réclame son industrie, poursuit des gains à la fois trop nécessaires et trop faciles, pour avoir, le temps ou la volonté de renouveler les institutions religieuses et politiques dont elle n’a d’ailleurs qu’à se louer. Libre dès sa naissance, aucun pouvoir aristocratique ne s’est allié à une églisedominante, afin de lui susciter ces obstacles qui ont tant de fois provoqué les soulèvemens de l’Europe. Elle est donc religieuse comme elle est républicaine, par habitude, et parce que les règles établies lui suffisent.
Voyez comme les sectes les plus véhémentes du dix-septième siècle transportées sur le col des États-Unis, se transforment facilement en régulière république ! Après avoir envoyéle roi d’Angleterre à l’échafaud, le colon puritain ou anabaptiste n’est plus, dans sa nouvelle patrie, qu’un tranquille cultivateur. Il cesse d’innover en religion, pour innover méthodiquement en politique. Assurément, la place et les facilités ne lui manqueraient pas, s’il entreprenait de réaliser d’audacieuses utopies ; cependant il se renferme dans les routines nécessaires à sa laborieuseexistence, tandis qu’en Europe, où le resserrement des intérêts les plus opposés ne permet pas un seul progrès qui ne soit accompagné d’une violente crise, l’ardeur révolutionnaire s’échappe des plus naïves professions et de la solitude même des cloîtres, s’accroît par les contrariétés qu’elle éprouve aussi bien que par les sacrifices qu’elle exige
La démocratie américaine est essentiellementpratique, dans ses théories comme dans l’application, parce qu’elle fait elle-même ses affaires.
La démocratie européenne est rêveuse, incertaine et révolutionnaire, parce que le gouvernement appartient à ses ennemis.
Nul n’oserait affirmer que ces deux puissances soient arrivées à leurs fins. Chacune a sa supériorité relative, les vertus et les vices de sa situation présente ou de son état detransition. De là, les vains et contradictoires jugemens de la plupart des publicistes. Ils se figurent, en les opposant l’une à l’autre, que leur caractère est immuable ; ils parlent d’elles comme si leur destinée était accomplie, et l’esprit de parti ajoute ordinairement ses iniquités aux préventions naturelles qu’inspirent des institutions et des mœurs peu connues. C’est pourquoi rien n’est plusdifficile qu’un bon livre sur la démocratie américaine comparée à la nôtre.
Celui de M. Alexis de Tocqueville [1] réunit au plus haut degré les connaissances spéciales et la philosophie, nécessaires pour traiter un aussi vaste sujet. Notre vive admiration pour ce noble et substantiel ouvrage sera partagée, nous en avons l’assurance. Déjà les chefs les plus opposés et les plus éminens du monde…