Dans L’Art d’aimer d’Ovide, le narrateur se pose en « maître » et propose de donner à son destinataire des leçons d’amour : leçons de séduction et de savoir jouir. Son savoir, essentiellement fondé sur l’expérience, légitime un discours prescriptif, marqué par de nombreux impératifs. Or cet Art se lit aussi volontiers comme une parodie des différents artes qui le précèdent et en particulier desmanuels de rhétorique courants à l’époque. Mais à quoi tient, exactement, la parodie ? Qu’est-ce au juste qui se trouve parodié et avec quels effets ? Ces effets ne peuvent-ils pas être poétiques, au sens de poïesis ? Et cette éventuelle poïesis, quel est son rapport avec l’érotisme ? L’Art d’aimer ne cesse de jouer des équivoques qui accompagnent, notamment le mot « figura », à la fois « figurede style » et « figure érotique ». Certes. Mais l’abondance de ces équivoques pourrait n’être qu’amusante, voire lassante. Or il semble bien, nous le verrons, que l’effet parodique tienne à autre chose qu’à de simples jeux de mots : nous verrons en particulier que la parodie porte moins ici sur des textes antérieurs que sur un type de discours, le discours prescriptif. Et nous verrons que montrerles impasses du discours prescriptif, ses insuffisances, c’est aussi précisément, révéler son éventuel pouvoir productif. Notre thèse est donc la suivante : L’Art d’aimer d’Ovide montre, de façon hyperbolique et exemplaire, comment le discours normatif, prescriptif, par ses apories mêmes, produit ce qui lui échappe : à savoir une forme de débordement, textuel et érotique.
Pour montrer cela, etpour interroger d’abord l’expression d’ « art poétique », pour rappeler ses ambiguïtés, nous prendrons le temps d’un détour. Nous partirons du travail d’A. Deremetz sur L’Art d’aimer d’Ovide. Dans son livre consacré au miroir des Muses1, Deremetz lit L’Art d’aimer comme un art poétique caché : lui, A. Deremetz, restitue le texte de cet art caché. L’expression « art poétique » est alors comprisecomme un ensemble de règles techniques et prescriptives. Dans un second temps, nous relirons un article de F. Graziani, « Materiam superabat opus : un art poétique ovidien »2 où il est notamment question de la cosmogonie des Métamorphoses. Dans ce second texte, l’expression « art poétique » recouvre une tout autre acception. Elle désigne la présence d’une pensée du monde dans le travail de la forme.Or le monde étant pensé comme variété, comme multiplicité, l’ars qui l’imite ne saurait se résumer à un ensemble de règles. Enfin, dans un troisième temps et en revenant à L’Art d’aimer, nous reprendrons la question : si l’art poétique, pour garder un lien au monde comme cosmos, ne se limite pas à un ensemble de règles, du moins suppose-t-il toujours un savoir, quand bien même celui-ci seraittoujours remis en cause. Or c’est cette mise en scène d’un savoir prescriptif constamment fragilisé par l’expérience que donne à lire l’Art d’aimer.
Nous verrons alors que, dans ce dispositif, le discours prescriptif produit son contraire, un désordre exubérant, un principe ouvert de variété. De façon inattendue, le discours prescriptif participerait ainsi de l’art poétique ovidien selonF.Graziani. Nous verrons également qu’il produit l’objet même qu’il veut réguler, à savoir une forme de jouissance.
Dans un premier temps, je m’appuierai sur les travaux d’Alain Deremetz. D’une part en effet ces travaux énoncent très clairement ce qui est bien connu des latinistes : L’Art d’aimer se double souvent d’un art poétique qui serait l’art d’écrire des élégies, ce qui apparaît si on faitattention au double sens dont sont chargés les termes employés par les élégiaques en général et par Ovide en particulier. « Amo » signifie à la fois aimer et écrire des élégies, « materia », chez Ovide, signifie à la fois materia amoris, objet d’amour, et sujet d’un discours, « opus » signifie à la fois l’œuvre d’amour et l’œuvre écrite, etc. D’autre part cependant, les travaux de Deremetz imposent…