Texte 6 : « Une entreprise qui n’eut jamais d’exemples »
1. Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veuxmontrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.
2. Moi seul. Je sens mon cour et je connais les hommes. Je ne suis fait commeaucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien fait ou mal fait debriser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
3. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendraice livre à la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec lamême franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionnépar mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vilquand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foulede mes semblables : qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son coeur auxpieds de son trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.
Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre I (1782).