L’homme et la mer

Troubadours et trouvères

Chez les troubadours du XIIe siècle, chanter de la femme n’est pas toujours chanter la femme. Les poètes proclament, unanimement et anonymement, l’infidélité de la femme, en tant qu’épouse (le mari faisant corps avec les envieux) ou en tant qu’amie (le jaloux étant alors l’amant-poète).
Avec Guillaume IX d’Aquitaine, cette parole est traitée d’ « estrainglati » avant d’être congédiée ; seul le corps s’avère parlant, et nourrissant : il constitue « la pessa e -l coutel[1]» du couple. La femme est alors « Bel Vezi » et l’amour se décline en body language.
A d’autres moments, il importe que le public note le record masculin, mais aussi l’appétence féminine : « a pauc no·i rompei mos corretz e mos armes[2] ». Chez Guillaume, la rumeur de soijoue souvent contre Elle[3]. Le talent est une question de performance.
Si Guillaume est devenu un personnage de légende, c’est qu’il a su promouvoir sa renommée de « trichador de dompnas[4]». Par la mention de ses records poétiques et érotiques, le surnom –advenu par ouï-dire– est perpétué : « Qu’ieu ai nom ‘maiestre certa’[5] ».
D’autres voix se prêtent à ce jeu. Jaufré Rudel, parexemple, aime poser en amant de loin. Son modèle propose une performance autrement érotique : « Ver ditz qui m’appella lechay/ Ne deziron d’amor de lonh, / Car nulha autres joys tan no’m play/ Cum jauzimens d’amor de lonh [6]». Le poème ne fait qu’accréditer ce bruit ; d’ici à la vida qui en fait un martyr il n’y a plus qu’un pas[7]. Rien ne suscite l’émerveillement autant que de dire : « Nuilshom no’ys meravilh de mi/ S’ieu am so que no veyrai ja[8] ». Alors, une comtesse de Tripoli vient incarner cet amour d’invisibilité. Au XIIIe siècle, on aime croire que le prince de Blaye fut capable de s’énamourer de cette belle lointaine « per lo ben qu’el n’auzi dire als pelerins que venguen d’Antiocha[9] ». Aimer sans voir, aimer à contre-Ovide : tel est son talent.
Avec Raimbautd’Orange, l’amour à distance frôle le désamour. Dans une tenson, l’Amie[10] déplore l’éloignement et redoute la trahison. Mais ne pas voir la dame, c’est en sauvegarder la valeur, suggère l’Ami : « Quar ètz la res que mais me val[11] ». Le danger est celui de la rumeur, qui menace l’amour dans sa substance même : « per dich de lozengier/ notr’amour torne’s en caire[12] ». Selon sa vida, le seigneur d’Orangearrive à la performance d’aimer sans chercher à voir sa dame, si bien que celle-ci répand le bruit d’une plus touchante faveur : « Don ieu aussi dir ad ella, qu’era ja morgua, que, c’el i fos venguz, ella l’auria fait plaser d’aitan, qe il agra sufert q’el com la ma reversa l’agues tocada la camba nuda[13] ». Cependant, la réputation et la jambe de la dame demeurent intouchées, et le troubadourmeurt sans héritier mâle[14]. Telle est, du moins, la renommée du poète qui laisse entendre qu’il a perdu ce dont l’homme est le plus fier[15].
Bernard de Ventadour préfère s’occuper davantage de sa propre réputation.
Puisque la femme menace la fama de l’homme, le poète préfère chanter le désamour lorsque la dame aime un autre : « Mas eras sai de vertat/ Qu’ilh a autr’ amicprivat[16] ». Loin de se nourrir d’espoirs lointains, il pense d’abord à ce que l’opinion publique pourrait dire et médire : « s’eu l’am a dezonor, / Esquerns er a tota gen; /E tenran m’en li pluzor / Per cornut e per sofren[17] ». Ce sont « li pluzor » qui font ici la loi, et qui, souvent, donnent tort à soi.
Mais qui est la femme ? Avec Bernard, les biographes ont été généreux, et certaines hautesdames semblent l’avoir été aussi. Si le « Tristan » d’un senhal est réputé renvoyer à Marguerite de Turenne[18], un autre poème est dédié à Eléonore d’Aquitaine, après son départ pour l’Angleterre. Entre le bruit craint et le bruit désiré, entre parole et « semblans », Bernard voit sa fama d’amador grandir en boule de neige[19]. Avec une reine en posture d’Yseut, la « pena d’amor[20] »…