Critique et clinique, Gilles Deleuze, Editions de Minuit, 1993.
Deleuze, un des philosophes marquants du XXème siècle et dont les concepts ont été très largement repris, s’est toujours intéressé à la littérature. On se souvient de ses travaux consacrés à Proust ou encore Masoch. Critique et clinique se compose de dix-sept chapitres et réunit à la fois la critique d’œuvres littéraires etphilosophiques. La question de l’écriture : « qu’est-ce qu’une œuvre littéraire ? » unifie et structure le livre. Deleuze l’annonce dans « l’avant-propos » : c’est parce que chacun de ces textes – inédit ou non – répond au « problème d’écrire », qu’il les a réunis dans Critique et clinique. La réflexion qu’il propose dans son ouvrage est clairement énoncée dans l’avant-propos et le premierchapitre. L’ouvrage de Deleuze avance en spirale, les œuvres évoquées se font échos, les thèmes qu’il développe se succèdent et se complètent. Il revient sans cesse sur les mêmes questions qu’il aborde sous différents angles. S’il semble s’en éloigner de temps à autres, c’est pour mieux y revenir, à la fin de chaque chapitre. En s’appuyant sur différentes études de textes appartenant tantôt au champlittéraire, tantôt au champ philosophique, Deleuze étudie les différentes contradictions qui constituent la littérature. Le titre indique lui-même la problématique de la littérature comme délire créateur et son écueil : le délire pathologie, relevant du « clinique ».
Nous étudierons ce qu’est la littérature pour Deleuze et de quelle façon l’écrivain invente une nouvelle langue dans le langage etle porte ainsi à sa limite, qui se trouve du côté de la vision et d’auditions. Nous observerons, de même, la résonnance des concepts deleuziens dans le roman : Les Nuits de Strasbourg d’Assia Djebar.
Rappelons d’abord que la littérature est profondément créatrice pour Deleuze. Elle n’est pas simple transcription d’une réalité vécue. Une œuvre d’art fait surgir, à chaque fois, quelquechose de nouveau.
Si le livre est achevé, l’écriture est pourtant mouvement, dynamisme, toujours inachevée et en devenir. Toute œuvre est un voyage, un cheminement, un trajet. La littérature est un « athlétisme »[1] paradoxalement immobile. L’écrivain est donc nomade : dans le sens où le mouvement est ce qui définit le nomade mais que paradoxalement, le peuple nomade est le seul peupleimmobile, puisqu’il refuse de quitter sa terre[2]. L’écrivain est alors le « sportif au lit » de Michaux. L’écriture d’Assia Djebar dans Les Nuits de Strasbourg est écriture du mouvement et de l’exil. L’exil n’y est pas châtiment mais quête. L’exil se vit dans l’errance. Les personnages sont erratiques. La langue voyage dans les nuits d’errance de Thelja, l’immigrée algérienne, dans la ville deStrasbourg qu’elle parcourt inlassablement. On observe alors le dynamisme des analogies sans cesse renouvelées entre l’ici, qui appelle l’ailleurs, le présent qui convoque le passé. Le personnage principal est une vagabonde, une voyageuse, une passante, dans un texte qui opère sans cesse un va-et-vient entre la ville de l’autre : Strasbourg et la ville natale de Césarée : Tebessa. Le thème du mouvementapparaît sans cesse dans Les Nuits de Strasbourg. Les personnages principaux, Thelja et Eve, en sont la personnification. Leur vie s’apparente aux photographies que prend Eve, sur lesquelles, constamment, « tout est mobile sauf le ciel et l’eau »[3]. L’écriture commence à l’arrivée de Thelja dans la ville de son amant, à qui Thelja va consacrer neuf nuits. Puis le texte procède par détours,retours : détours par l’autre, par les autres, par le passé personnel et collectif. Le roman s’achève sur un mouvement final, celui d’une liberté qui s’affirme jusque dans la mort : le saut/envol de Thelja du haut de la cathédrale de Strasbourg. Les personnages-passants des Nuits de Strasbourg correspondent à la vision dynamique que Deleuze a du personnage, se définissant par ses trajets (réels ou…