6.13. Paul Valery (1919) La Crise de l’esprit. Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.[…/…] Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empirescoulés à pic avec tout leurs hommes et tout leurs engins; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leur lois, leur académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurgrammaire, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite decendres. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, aprèstout, n’étaient pas notre affaire.[…/…] Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Lescirconstances qui enverraient les oeuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux. […/…] Ce n’est pas tout. Labrulante lecon est plus complete encore. Il n’a pas suffit a notre generation d’apprendre par sa proper experience comment les plus belles choses et les plus antiques et les plus formidables et lesmieux ordonees sont perissables apra accident; elle a vu, dans l’ordre de la pensee, du sens commun, et du sentiment, se produire des phenomenes extraordinaires, des realisations brusques de paradoxes,de deceptions brutales de l’evidence. Je n’en citerai qu’un exemple: les grandes vertus des peoples allemands ont engende plus de maux que l’oisivete jamais n’a cree de vices. Nous avons vu sous nosyeux, le travail consciencieux, ‘intruction la plus solide, la discipline et l’application les plus serieuses, adaptes a d’epouventables desseins. Tant d’horreurs n’auraient pas ete possibles sans…