BAUDELAIRE (Charles) 1821-1867
Prise de vue
Voyou, voyant ou voyeur : Baudelaire résiste aux attaques du substitut Pinard, à l’esprit prophétique dont le gonfle Rimbaud, nouvel évangéliste, au nœud de complexes où essaie de l’étrangler Jean-Paul Sartre, son « semblable », son « frère ». Mais il doit triompher d’autres pièges : la biographie, l’esthétisme, l’histoire,pour retrouver son visage.
On ne tente pas d’expliquer Il Giorno par les multiples liaisons de l’abbé Parini, ou le pessimisme de Swinburne par le mariage consanguin de ses parents ; mais on accumule à plaisir sur Baudelaire des détails analogues. « Bénédiction » ? Le signe même de l’attachement à la mère devenue agressive à la suite de son remariage avec un croquemitaine pourorphelins, le commandant Aupick. « La Vie antérieure » ? Une page arrachée au carnet du Paquebot-des-mers-du-Sud. « La Muse vénale » ? L’humiliation de la tutelle exercée par maître Ancelle, sans laquelle, on s’en doute, Les Fleurs du mal n’auraient jamais vu le jour. « À une madone » ? Le cri vengeur d’un amant bafoué, après une fugue de Marie Daubrun en compagnie de Banville. « Le Rêve d’uncurieux » ? Un dialogue de Baudelaire-le-croyant avec l’incroyant Nadar. Une mention spéciale, dans tout ce fatras, au chapitre femmes, de Sarah-la-louchette, l’initiatrice ( « Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive »), à « la belle aux cheveux d’or » et aux yeux verts ( « L’Irréparable »), en passant bien sûr devant les deux figures figées du diptyque, Jeanne Duval et Mme Sabatier, la vénusnoire et la blonde madone, le démon et l’ange sauveur…
La réalité est plus complexe. Peut-on prouver que Jeanne est l’insatiable, et Marie Daubrun le beau navire ? Le jeu des identifications est périlleux. La distinction de « cycles » reste floue et varie d’exégète à exégète.
Ou la réalité est plus simple, et le titre des Fleurs du mal en donne la clef.On s’empare alors de la dédicace à Théophile Gautier, le « parfait magicien ès lettres françaises », le « poète impeccable », le « maître » qui reçoit en juste hommage « ces fleurs maladives ». Baudelaire devient un artiste pur qui cisèle et qui lime, l’orfèvre d’autres émaux et d’autres camées. Son problème, si l’on en croit Valéry, était seulement « de se distinguer à tout prixd’un ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard dans la même époque, tous en pleine vigueur », d’ « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset ». Tous les instruments de la sorcellerie évocatoire sont employés dans ce seul dessein ; le refrain ( « L’Invitation au voyage »), le goût de la forme fixe poussé jusqu’à la gageure d’un pantoum français ( «Harmonie du soir »), l’allitération, la rime, l’écho vocalique.
Or l’examen attentif des Fleurs du mal permet de démontrer que non seulement l’ensemble du recueil, mais encore chacune des pièces échappe à la perfection. « Harmonie du soir » est un pantoum négligé (le dernier vers ne reprend pas le premier) ; la rime est le plus souvent suffisante ; les coupes sont banales ; et çàet là on relève des taches, tel ce refrain de « Lesbos » :
Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère,
Qui, comme le notait Proust, vient gâter quelques-uns des plus beaux vers de la langue française.
En faire grief à Baudelaire, c’est oublier la distinction, fondamentale chez lui, entre l’ « œuvre faite » et l’ « œuvre finie ». Peuimporte le chef-d’œuvre qui risquerait fort de n’être qu’une pièce montée. Seule est délectable la touche subtile dans un ensemble imparfait. La poétique baudelairienne échappe, par là, au Poetic principle d’Edgar Poe.
Pourquoi n’existerait-il pas plutôt un dandysme poétique, où la négligence tiendrait la place de la cravate rose ou du foulard mal noué, où la beauté meurtrie…