T E X T E
Chapitre III
Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares, et ce qu’il devint.
Il demanda l’aumône à plusieurs graves personnages, qui lui répondirent tous que,
s’il continuait à faire ce métier, on l’enfermerait dans une maison de correction pour lui
apprendre à vivre.
Il s’adressa ensuite à un homme qui venait deparler tout seul une heure de suite
5 sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur, le regardant de travers, lui dit :
« Que venez-vous faire ici ? Y êtes-vous pour la bonne cause ? – Il n’y a point d’effet
sans cause, répondit modestement Candide, tout est enchaîné nécessairement et arrangé
pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé d’auprès MlleCunégonde, que j’aie passé
par les baguettes, et il faut que je demande mon pain jusqu’à ce que je puisse en gagner ;
10 tout cela ne pouvait être autrement. – Mon ami (1), lui dit l’orateur, croyez-vous que le
pape soit l’Antéchrist ? – Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide, mais,
qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. – Tu nemérites pas d’en manger,
dit l’autre ; va, coquin, va, misérable, ne m’approche de ta vie. » La femme de l’orateur,
ayant mis la tête à la fenêtre et avisant un homme qui doutait que le pape fût antéchrist,
15 lui répandit sur le chef un plein … ô Ciel ! à quel excès se porte le zèle de la religion
chez les dames !
Un homme qui n’avait point étébaptisé, un bon anabaptiste (2), nommé Jacques,
vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un être à
deux pieds, sans plumes, qui avait une âme ; il l’amena chez lui, le nettoya, lui donna du
20 pain et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même lui apprendre à
travailler dans ses manufactures aux étoffes dePerse qu’on fabrique en Hollande.
Candide, se prosternant presque devant lui, s’écriait : « Maître Pangloss me l’avait bien
dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus touché de votre
extrême générosité que de la dureté de ce monsieur à manteau noir et de madame son
25 épouse. »
Le lendemain, en se promenant, ilrencontra un gueux tout couvert de pustules, les
yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la
gorge, tourmenté d’une toux violente et crachant une dent à chaque effort.
Voltaire, Candide, Chapitre III (fin).
1) Mon ami : nom que se donnent entre aux les quakersselon Voltaire.
2) Anabaptiste : membre d’une secte issue de la Réforme et qui professait le
baptême des adultes.
ÉTUDE ANALYTIQUE
Introduction
Né en 1694, François Marie Arouet, dit Voltaire, est un des grands hommes du mouvement des Lumières. Écrivain philosophe provocateur et ironique, il utilise ses œuvres pour critiquer avec ironie la société de son temps, la guerre,l’Église, … Il fait partie des philosophes des Lumières et écrit de nombreuses œuvres de divers genres, notamment les Lettres philosophiques en 1734.
Candide, joyau le plus célèbre de l’œuvre de Voltaire, est un conte philosophique paru en 1759, sans nom d’auteur et avec toutes sortes de ruses qui à la fois cachent et révèlent qu’il en est l’auteur. Le procédé vise avant tout à contourner lacensure française. De plus, le genre du conte philosophique allié à celui du roman d’aventure permet de présenter de manière plus vivante une partie des réflexions qui se trouvaient développées sous une forme plus théorique dans l’Encyclopédie, de façon à favoriser leur vulgarisation. Composé de trente brefs chapitres, ce conte est représentatif de l’esprit des Lumières et de leurs grands…