Commentaire composé baudelairien

BAUDELAIRE, LES FLEURS DU MAL
« L’INVITATION AU VOYAGE »
SITUATION DU TEXTE

Ce poème, écrit par Baudelaire en 1855, appartient au cycle dit des « amours de Marie Daubrun ». Il est à ce sous-ensemble lyrique des Fleurs du mal ce que « Le Balcon » était au cycle de Jeanne Duval ou « Harmonie du soir » à celui d’Apollonie Sabatier : une synthèse et une sublimation avec ici, comme dans ces deuxautres cas, une innovation formelle sensible, à la hauteur des émotions et des désirs exprimés.
Problématique : quelles caractéristiques de l’ « idéal » Baudelaire développe-t-il dans ce poème ?
1. UNE FORME ORIGINALE AU SERVICE DE LA MUSIQUE
Les choix formels sont inédits sous la plume de Baudelaire, à commencer par celui desmètres
impairs (pentasyllabes et heptasyllabes), dont Verlainefera plus tard usage . Leur utilisation est

sans doute ici justifiée par la volonté du poète de donner à son texte l’allure et le tempo d’une ballade, d’une romance ou mieux encore d’uneberceuse, si l’on veut bien considérer la valeur du sommeil de la dernière strophe.

Les strophes elles-mêmes, qui sont desdouzains, sont remarquables par leur schéma de rimes très élaboré, où se succèdent deuxrimes suivies(ad), quatre rimes embrassées(bccb ) puis de nouveau deux suivies(dd) et quatre embrassées(ef fe). Cet enchaînement revient en fait à structurer le douzain en un contrepoint subtil de deux distiques et de deux quatrains.

Le tripleref rain contribue, lui, à l’enchaînement musical des douzains entre eux. Son effet mélodique, itératif et comme psalmodié, est accompagné au fil desstrophes de nombreux autres effets sonores et rythmiques.

On relèvera ainsi, dans la première strophe, lacadence donnée par laconsonance en « m » (v. 1, 4, 5, 7), dont le discret « murmure » est peut-être précisément celui de la « douce langue natale » (maternelle ?), dont il sera question au vers 26 ; on y appréciera encore le non moins discret brouillage phonétique (« soleils », « mouillés », «ciels », « brillant », « brouillés ») qui colore toute la strophe et renforce l’imprécision sémantique.

Dans le deuxième douzain, on sera sensible cette fois à larépét ition de la voyelle nasalean/en (« luisants », « ans », « chambre », « mêlant », « senteurs », « ambre », « splendeur, « langue », « orientale »), qui donne à la strophe samus ique et son « odeur » ; effet renforcé de surcroîtpar un habile jeu de rimes intérieures, puisque la rime suivie eneur des vers 18-19 est doublée par la rime à distance de « senteurs » (v. 20) avec « splendeurs » (v. 23).
2. UNE COMPAGNE DE VOYAGE

Inspiré par la jeune Marie Daubrun, le poème met en scène une compagne de voyage dont la « douceur » (v. 2) contraste apparemment avec le caractère des autres partenaires féminines du poète dansLes Fleurs du mal. Non seulement sa féminité paisible se fond dans les profils innocents de « l’enfant » et de la « soeur » (v. 1), mais elle laisse même entrevoir – ce qui est fort rare dans le recueil – la promesse d’un amour partagé et serein : « D’aller là-bas, vivre ensemble ! » (v. 3). Toutefois, cette sérénité initiale, dans un mouvement proche de celui du « Balcon », est comme

creuséeet minée par les méfiances ou angoisses habituelles du poète à l’endroit d’une compagne dont la dualité trouble s’exprime dans les oxymores des vers 5-6 (« Aimer et mourir/Au pays qui te ressemble ») et 9- 11 (« les charmes/si mystérieux/de tes traîtres yeux »).
3. PAYSAGES « NOUVEAUX » ET DÉCORS SYMBOLIQUES
Si l’on retrouve, ici ou là dans « L’Invitation », quelques signes ou motifs du paysageexotique cher
à Baudelaire (« senteurs de l’ombre », v. 20 ; « splendeur orientale », v. 23), c’est lepaysage
flamandet hollandais qui domine l’espace du poème :
– espace extérieur : « soleils mouillés » (v. 7), « ciel brouillé » (v. 8), « canaux » (v. 29) ;

– espace intérieur à la façon des maîtres de la peinture hollandaise (Vermeer, Ruysdaël) des XVIIe et XVIIIe siècles : « meubles…