Le coup de force de La Fontaine fut de doter les animaux du langage des hommes. Par cette provocation, le fabuliste,
précepteur de fils de roi, comptait « instruire et plaire ». Au XVIIIe siècle, Voltaire imagine le Dialogue du chapon et de la
poularde : les deux gallinacés, mutilés pour satisfaire la gourmandise des hommes, font le procès sans appel de leur cruauté. À
un peu plus des deuxtiers du dialogue, la poularde, jusqu’alors restée un peu retrait dans son ignorance et son indignation,
raisonne, à la faveur d’une observation récente, sur la mauvaise foi avec laquelle les hommes interprètent les lois religieuses
qui leur interdisent la consommation de viande. Et le chapon, dans une tirade aussi conséquente, de renchérir sur la perversité
avec laquelle les hommes détournent leslois pour justifier les injustices qu’ils commettent. Si le dialogue permet de présenter
de manière plaisante des anhommes et leur perversité, il n’en demeure pas moins que sa fantaisie et ses aspects comiques n’ôtent rien à la profondeur et à
l’amertume de la critique : cet échange drôlatique entre volatiles de basse-cour est aussi porteur d’une charge violente contre
les cibles habituellesdes Lumières.
Même dans ses développements les plus amples, à savoir ici les deux tirades de la poularde et du chapon, l’échange garde
toute la fantaisie du reste du dialogue.
L’extrait composé de la succession de ces deux tirades présente sans doute moins de vivacité dramaturgique que le reste du
dialogue : c’est un moment de raisonnement et d’argumentation, y compris pour la poularde qui nes’était exprimée jusqu’alors
qu’à travers des questions ou de brèves remarques exprimant son indignation et sa naïveté. Cependant, on y retrouve toute la
vivacité perceptible dans le reste du pamphlet : l’exclamative « Que la gourmandise a d’affreux préjugés ! » qui ouvre l’exposé
de la poularde, et l’expression « Figure-toi » employée par le chapon font entendre la familiarité à la fois cordialeet courtoise
entre ces deux habitants de la basse-cour. La trivialité et la simplicité du vocabulaire, particulièrement remarquables chez la
poularde, ramènent au concret des préoccupations de gallinacés : « j’entendais l’autre jour », « notre poulailler », « dévorer nos
membres bouillis ou rôtis », « coupé le cou ». Cette vivacité plaisante capte déjà toute l’attention du lecteur : elle va luifaciliter
le suivi du raisonnement tenu par les animaux et le forcer au moins, à rire de ses ridicules, au plus, à prendre conscience de
ses inconséquences.
Le comique du dialogue consiste aussi à représenter la réflexion sur la nature humaine à travers des animaux, particulièrement
pacifiques et domestiqués, uniquement destinés à la « gourmandise » des hommes. « Chapon » et « poularde »paraissent
ainsi dénués de toute valeur d’agressivité et semblent beaucoup plus humains que les hommes. Ils emploient d’ailleurs un
langage humain : on peut noter la technicité du vocabulaire dans ce passage, tant pour le champ lexical du droit et de la loi :
« défense positive », « traité », « clause », « pacte », « sacrilège », que pour le champ lexical de la manipulation par le
langage : «subterfuges », « sophismes ». Voltaire sait aussi utiliser les moyens éprouvés de l’anthropomorphisme des fables.
Ainsi, les animaux n’ayant pas les mots pour désigner des réalités qui ne font pas partie de leur univers, les périphrases sontelles
nombreuses : « cette espèce de grange qui est près de notre poulailler » désigne une église ou un temple, qui
apparaissent ici sous un jour trivial quidésacralise le lieu de culte. Les conséquences sont les mêmes pour l’« homme qui
parlait seul devant d’autres qui ne parlaient point » : la redondance trahit l’ignorance du mot sermon, mais introduit aussi une
note comique. Le verbe « il s’écriait » évoque une gestuelle exagérée et grandiloquente, plus caractéristique d’un histrion que
d’un religieux. Au contraire, la périphrase « les…