Quatre cent dix millions de clients à travers le monde, cent soixante millions de catalogues distribués (devançant ainsi la diffusion de… la Bible) : Ikea, la multinationale du prêt-à-habiter, se porte bien. Et son chiffre d’affaires se maintient dans une impressionnante spirale positive : 3,3 milliards d’euros en 1994, 14,8 milliards d’euros en 2005. Soit une progression de plus de 400 %.Difficile de faire mieux. Aujourd’hui, la société entend conquérir deux territoires qui lui ont jusqu’ici résisté : la Russie et la Chine. Comme il est écrit dans son magazine interne Read Me : « L’objectif est d’améliorer le quotidien du plus grand nombre. Pour y parvenir, les magasins doivent sans cesse vendre plus à davantage de clients (1) »… Pour Ikea, le bonheur du peuple passe par l’achat.Phénomène exceptionnel pour une multinationale symbolisant à ce point l’uniformisation planétaire et le mercantilisme, Ikea parvient à esquiver les attaques des associations de consommateurs, d’altermondialistes et d’environnementalistes. L’exploit n’est pas mince. Il est vrai que la marque a réussi à nouer des liens particuliers avec ses clients grâce à des prix imbattables, l’aménagement decoins-enfants dans ses magasins, un concept total pour trouver tout de suite de tout (et de préférence ce dont on n’a pas besoin).
Un tel succès peut avoir des conséquences plus dramatiques. Lors de l’ouverture, le 1er septembre 2004, d’un magasin en Arabie saoudite, la société ayant offert un chèque de 150 dollars aux cinquante premières personnes arrivées, ce fut la ruée : deux morts, seizeblessés, vingt évanouissements…
Depuis son premier fournisseur étranger (la Pologne, en 1961), Ikea délocalise une partie de ses productions, à la recherche d’une main-d’œuvre bon marché et corvéable. Ainsi, la fraction de la production réalisée en Asie n’a cessé d’augmenter. Actuellement, la Chine (connue pour son respect des droits des travailleurs…) dépasse la Pologne, au point de devenir leplus gros fournisseur de l’entreprise, avec 18 % des produits du groupe. Au total, 30 % du « made in quality of Sweden » proviennent du continent asiatique (4). Selon The Observer, la part des pays en développement dans la production aurait grimpé de 32 % à 48 % entre 1997 et 2001 (5).
Mais, contrairement à ce qu’affirme Ikea, les bas prix ont eu – et ont toujours – un coût socialconsidérable. Entre 1994 et 1997, trois reportages des télévisions allemande et suédoise (7) ont accusé l’entreprise d’employer dans des conditions dégradantes des enfants au Pakistan, en Inde, au Vietnam et aux Philippines.
L’IWAY – nom du code de conduite d’Ikea dans les domaines de l’environnement et des conditions de travail – exige ainsi comme fondement à toute collaboration l’absence du travail forcéet du travail des enfants. Son point 7 (« santé et sécurité des ouvriers ») détaille les conditions de travail des salariés, qui devront porter les protections nécessaires pour la production. Il entend également protéger la capacité des employés à s’associer en syndicat ou toute autre union, le sous-traitant ne devant en aucune manière les en empêcher. Autre point : aucune discrimination n’esttolérée, que ce soit pour le sexe, les origines, le statut, etc. Au niveau salarial enfin, nul ne doit être payé au-dessous du minimum légal du pays. Le travail hebdomadaire ne peut pas dépasser la limite d’heures légales.
Pour l’organisation des ouvriers en collectifs ou syndicats, ou le paiement des heures supplémentaires, c’est une autre affaire. Ainsi au cours d’un voyage, en mai 2006, dans unvillage proche de Karur, une ville textile indienne du Tamil Nadu, dans le sud-est du pays, nous avons cherché à rencontrer des salariés d’une usine sous-traitante. Shiva (9), la trentaine, voudrait répondre aux quelques questions du visiteur occidental, mais sa mère, vieille Indienne aux cheveux blancs, est inquiète. Et si Shiva perdait son gagne-pain ? Son salaire représente la seule…