LECTURE D’UN POEME D’APOLLINAIRE: «CREPUSCULE» (ALCOOLS)
CRÉPUSCULE A Mademoiselle Marie Laurecin Fralée par les ombres des morts Sur l’herbe o ^ le jour s’exténue L’arlequine s’est mise nue Et dans l’étang mire son corps Un charlatan crépusculaire Vante les tours que l’on va faire Le ciel sans teinte est constellé D’astres páles comme du lait Sur les tréteaux l’arlequin blôme Salue d’abord lesspectateurs Des sorciers venus de Bohame Quelques fées et les enchanteurs Ayant décroché une étoile la manie á bras tendu Tandis que des pieds un pendu Sonne en mesure les cymbales L’aveugle berce un bel enfant La biche passe avec ses faons Le nain regarde d’un air triste Grandir l’arlequin trismégiste
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LECTURE D’UN POEME D’APOLLINAIRE «CREPUSCULE» (ALCOOLS)
«Chacun de mes poémes estla commémoration d’un événement de ma vie, et le plus souvent il s’agit de tristesse, mais j’ai des joies aussi que je chante». Lettre á A. Breton, 14 février 1916
Crépuscule —l’un des plux beaux poémes d’Apollinaire— est un microtexte qui réunit et résume á lui seul une partie trés importante de la thématique centrale d’Alcools. Le poame est déclié á Marie Laurencin, une «fiancée» trouvéegráce aux bons offices de Picasso devenu entremetteur. Cet amour fou o ^ la passion devient trés souvent un ourangan va durer de 1907 á 1912. Elle n’était pas la premilre femme, elle ne sera pas la derniére. Maria Dubois, Linda Molina da silva, la gouvemante anglaise Annie, Marie Laurencin, Louise de Coligny, Madeleine Pagés et Jacqueline Kolb. Elles traversent sa vie et inspirent sa création poétique.Pendant l’hiver 1911-1912 Apollinaire prépare Alcools qui paraitra le 20 avril 1913. La date cle Crépuscule n’est pas évidente’.11 serait trés imprudent d’atribuer une influence directe de Marie Laurencin sur le poéme. Une fois la rupture consommée entre le polte et la jeune peintre, Apollinaire assume ce fait comme une trahison qui met en cause sa propre vie, faite de souvenirs déchirants,d’amours fugitifs, d’infidélités et de ruptures qui ont le go ^ t de la mort. Mais le poéte est celui que écrit pour sauver les souvenirs mourants, pour sa racheter lui-mème de la mort. , C’est pourquoi, malgré l’abandon et la détresse éprouvés, se sachant porteur du feu et de la flamme, le polte est un alchimiste et son Grand Oeuvre «l’alchimie du verbe». L’ensemble de lumiéres et d’ombres doucesfondues s’appelle en peinture clair-obscur. La rhétorique parle d’oxymoron pour signifier le rapprochement de termes antinomiques. Le mariage des valeurs et des éléments contraires qui se conjuguent et fusionnent semble —á notre avis— présider á la structure du polme. Crépuscule présente un monde qui pourrait trés bien étre le double du poéte: un monde fait de vie et de mort, de réalité et de fiction,de théátre et de vie, de jour et de nuit, de lumiére et d’ombre, de terre et de ciel, de grand et de petit, de beau et de laid, de nu et de bigarré, de féminin et de masculin, de jeunesse et de vieillesse… Ce va-et-vient dialectique a comme prétexte et comme contexte le déroulement d’une féte foraine, mystérieuse, visionnaire, incantatoire, á mi-chemin entre la réalité et le réve.
1. Sur lemanuscrit «certains vers de Crépuscule appartiennent encore aux Saltimbanques. Tous deux parurent en février 1909 dans la revue Les Argonautes». «Dans l’esprit d’Apollinaire les deux poémes n’en faisaient sans doute d’abord qu’un seul, qui s’est ensuite dédoublé. De quand datent-ils? S’ils étaient inspirés, comme on l’a pensé, par une oeuvre de Marie Laurencin, ils se placeraient entre 1907 et ledébut de 1909. Mais je ne vois pas de quelle toile ou croquis ils seraient la transposition. Je penserais plurdt, surtout pour Crépuscule, aux Picasso de la période bleue, arlequins, saltimbanques. Les vers ne seraient donc pas antérieurs á 1903». Marie Jeanne Durry, Guillaume A pollinaire, A lcools, C.D.U. SEDES, Paris, vol. 111, p. 57.
RAMIRO MARTÍN HERNÁNDEZ
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Le point de départ…