Nietzsche nous dit, à la fin de Par delà le bien et le mal : « J’irais jusqu’à risquer un classement des philosophes suivant le rang de leur rire. » Nietzsche a une violente aversion pour les philosophes qui, comme il le dit, « ont cherché à donner mauvaise réputation au rire ». Et il juge Thomas Hobbes singulièrement coupable de ce crime, ajoutant qu’on ne saurait attendre d’un Anglais autrechose que l’attitude puritaine de Hobbes. Or il se trouve que l’accusation de Nietzsche repose sur une citation mal interprétée de ce que dit Hobbes sur le rire en philosophie. Cependant, Nietzsche avait sans doute raison de souligner que Hobbes (d’accord en cela avec la plupart des penseurs importants de son époque) considérait comme évident que le rire est un sujet auquel les philosophes doivents’intéresser sérieusement.
Selon moi, cet intérêt commença à prendre de l’ampleur au cours des premières décennies du XVIe siècle, en particulier chez des humanistes aussi éminents que Castiglione dans son Cortegiano de 1528, Rabelais dans son Pantagruel de 1533, Vivès dans son De anima & vita de 1539, ainsi que dans plusieurs textes d’Érasme. Et puis, à la fin du siècle, pour la première fois depuisl’Antiquité, nous voyons se développer une littérature médicale spécialisée concernant les aspects physiologiques ainsi que psychologiques de ce phénomène. Le pionnier dans ce domaine est Laurent Joubert, médecin de Montpellier, dont le Traité du ris est publié pour la première fois à Paris en 1579. Puis, bientôt après, plusieurs traités comparables commencent à paraître en Italie, dont De risude Celso Mancini en 1598, De risu de Antonio Lorenzini en 1603, et ainsi de suite.
Il peut sembler surprenant que tant de médecins se soient emparés avec pareil enthousiasme d’un thème essentiellement humaniste (parmi eux, bien entendu, Rabelais) et c’est là une énigme sur laquelle je reviendrai. Mais pour le moment, je veux en rester aux philosophes, et souligner avec quel enthousiasme un sigrand nombre des défenseurs les plus éminents de la nouvelle philosophie au sein de la génération suivante s’attachent à cette question. Descartes consacre trois chapitres à la place occupée par le rire au sein des émotions dans son dernier ouvrage, Les passions de l’âme de 1648. Hobbes soulève un grand nombre des mêmes questions dans The Elements of Law et de nouveau dans Léviathan. Spinoza défend lavaleur du rire dans le Livre IV de L’éthique. Et nombre des disciples avoués de Descartes expriment un intérêt particulier pour ce phénomène, notamment Henry More dans son Account of Virtue.
La question que je veux poser à propos de tout cela est tout simplement la suivante : pourquoi tous ces auteurs se croient-ils tenus de s’intéresser sérieusement au rire ? Il me semble que la réponse est àrechercher dans le fait que tous s’accordent sur un point cardinal. Et ce point est que la question la plus importante qui se pose au sujet du rire est celle des émotions qui le provoquent.
Une des émotions en question, tous sont d’accord là-dessus, est nécessairement une forme de joie ou de bonheur. Voici Castiglione dans son Cortegiano :
« Le rire ne paraît que dans l’humanité, et il esttoujours un signe d’une certaine jovialité et gaieté que nous éprouvons intérieurement dans notre esprit. »
En l’espace d’une génération, tous ceux qui écrivent sur le sujet en arrivent à considérer ce postulat comme allant de soi. Descartes note simplement qu’« il semble que le Ris soit un des principaux signes de la Joye ». Et Hobbes conclut plus vivement encore que « le rire est toujours de la joie».
Cependant, on s’accordait aussi sur le fait que cette joie devait être d’un genre bien particulier, et nous arrivons maintenant à l’aperçu le plus caractéristique (et peut-être aussi le plus déconcertant) de la littérature humaniste et médicale dont il est question ici. Cet aperçu est que la joie exprimée par le rire est toujours associée avec des sentiments de mépris, voire de haine : la…