?L’ABSURDE
Ce n’est pas sans quelque surprise que l’on entend parler dans la pensée contemporaine d’une “philosophie de l’absurde”. Le propre de la philosophie, en effet, est d’être un effort constant pour comprendre l’homme et le monde, tandis que l’absurde est ce qui va contre la raison, ce que nous ne pouvons comprendre, ce qui est ou se révèle dénué de sens. Ainsi l’idée même d’unephilosophie de l’absurde nous paraît-elle d’abord absurde. Mais peut-être cela tient-il à une notion trop sommaire que nous nous faisons de l’absurde. Une analyse approfondie de cette notion devrait nous conduire à mieux saisir sa portée et ses enjeux philosophiques.
I) Qu’est-ce que l’absurde ?
1) Du faux absurde à l’absurde authentique :
Le contraire de l’absurde, selon lesdictionnaires, c’est le sensé, le raisonnable, le logique. Il y a des êtres absurdes et des êtres sensés, des propositions absurdes et des propositions raisonnables, des raisonnements absurdes et des raisonnements logiques. Est absurde tout ce qui choque le bon sens. Mais le bon sens est un curieux mélange de préjugés et de principes rationnels. Nous considérons aisément comme contraire au bon sens tout ce quine s’accorde pas avec notre expérience familière. Il est bien évident que l’absurdité ainsi définie est variable d’un lieu à l’autre et d’un moment à l’autre. Ce n’est qu’une absurdité relative, c’est-à-dire une fausse absurdité. Car au fond j’ai tort de juger absurde ce qui m’est étranger. Que l’étranger me paraisse étrange, cela est naturel ; tout ce qui n’est pas conforme à nos habitudes nousinquiète. Mais quand je qualifie l’étrange d’absurde, je me fais le centre de l’univers et son juge suprême, en attribuant aux êtres, aux choses et aux événements, des qualités qui n’ont de sens que par rapport à moi. Je fais preuve, pour employer un terme technique, d’anthropocentrisme. Et c’est donc moi, et moi seulement, qui déraisonne, lorsque je juge déraisonnable en soi (= objectivement), cequi ne me paraît tel que par le fait des conditions particulières dans lesquelles je me trouve.
2) Analyse d’exemples :
Ainsi l’absurde n’est pas seulement ce qui choque mon bon sens ; c’est encore et surtout ce qui choque la raison, c’est-à-dire la capacité, propre à l’homme, de dégager objectivement le vrai du faux, ou encore ce qu’on pourrait appeler, en généralisant, le bon sensuniversel. Pour qu’un être ou un discours fussent véritablement absurdes, il faudrait qu’ils parussent tels, en droit, c’est-à-dire ici objectivement, à tout esprit qui jugerait selon la raison et non selon ses coutumes ou ses préjugés. Qu’est-ce alors que l’absurde ? L’absurde n’est pas le faux : on dit d’un élève qu’il fait une réponse absurde, non point lorsque sa réponse est fausse, maislorsqu’elle est mal ajustée à la question posée. De même on dit d’un être qu’il est absurde ou que sa conduite est absurde lorsque ses actes sont en désaccord avec la fin qu’il poursuit. Ainsi la conduite de Gribouille est-elle absurde, lorsqu’il se jette à l’eau pour ne pas être mouillé par la pluie. C’est encore de la même façon qu’un raisonnement est absurde, quand les conséquences s’accordent mal auxprincipes, comme par exemple, lorsque je dis :
• Tous les hommes sont mortels ; • or Socrate est un homme ; • donc Socrate est philosophe. Chacune des propositions prises en elle-même, dans cet exemple, est valable ; ce qui est absurde, c’est l’inférence logique, c’est le “donc”. On voit que l’absurdité consiste en un lien mal établi, mal compris, et cela est encore vrai, même lorsque le lienen question n’est pas explicitement formulé, mais seulement suggéré, comme dans ce discours que le fou tient au peintre : “Tiens bien ton pinceau ; j’enlève l’échelle”.
3) Définition :
Ainsi l’absurdité naît d’un rapport faussement établi entre deux termes. Mais il s’agit d’une fausseté formelle et non réelle. Ce n’est pas le désaccord avec l’expérience qui fait l’absurdité, c’est le…