Le Bel Inconnu : Miroirs et réflexions
Il ne faut pas prendre Le Bel Inconnu pour une œuvre insignifiante. Si elle paraît anecdotique face à celles de Chrétien de Troyes, elle se situe à un moment de l’histoire romanesque où la référentialité est reine, où le roman, ne se contente plus de « mettre en français », et joue sur ce qui est déjà une tradition littéraire, celle d’Érec oud’Yvain, celle du lai où interviennent des êtres faés, celle de la chanson, qui met l’amour au premier plan. C’est, on l’a dit, cette triple ascendance qui permet de rendre compte du travail de l’auteur, qui est au premier chef un écrivain.
Les motifs narratifs du Bel Inconnu sont, on le sait, d’origine celtique, mythologiques ou folkloriques : le Fier Baiser comme les enchantements à l’Îled’Or sont traditionnels et bien repérés. Ce n’est donc pas tant dans sa matière narrative que dans son traitement littéraire que Renaut de Beaujeu fait preuve d’originalité, et il importe de reconnaître son roman pour lui-même plus qu’en fonction de sa plus ou moins grande adéquation à un modèle folklorique ou littéraire donné. À jouer sur les genres, sur les références implicites ou explicites,Renaut nous montre assez que son œuvre va se placer comme en contrepoint de ce que son auditoire était en droit d’attendre, et s’appliquer à une distance qui n’est pas forcément de la dérision, mais la marque d’une complicité avec les textes comme avec le public. On s’accorde à dater Le Bel Inconnu de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle : dans une période d’une quarantaine d’années oùfleurissent de nombreuses œuvres arthuriennes, qu’il est difficile de classer chronologiquement, et qui participent toutes, à leur manière, de l’engouement suscité par la matière de Bretagne après les romans de Chrétien de Troyes – contemporaines du Bel Inconnu, les premières continuations du Conte du Graal prouvent à l’envi ce succès. L’attente du public est ainsi, d’une certaine façon, cernée. Mais letravail d’un romancier – même si Renaut de Beaujeu se présente comme un dilettante(1) en la matière – est bien, alors même que le récit lui est donné, de susciter la surprise et de faire apparaître, dans le récit, d’autres éléments, d’autres résonances que celles, évidentes, qu’attend l’assistance. Elle ne sera pas déçue, mais plutôt déroutée par une série d’indices qui déforment la tramenarrative. On en relèvera ici quelques exemples, avant de s’interroger sur les intentions de Renaut.
I.Hélie et le héros
Le récit s’ouvre, après le prologue, sur la séquence traditionnelle de la cour du roi Arthur. Un premier élément cependant signale que le roman édifie un système architectural complexe ; le roi Arthur s’y fait en effet, contre toute attente, couronner :
A Charlion, qui siet sor merSe faissoit li rois coroner…(2)
Cette invraisemblance ne se justifie, on le découvrira à la fin, que comme une prolepse de la scène finale :
Iluec fu Guinglains coronnés
De cui devant oï avés.(3)
Ce procédé est emblématique du projet de Renaut : une apparente négligence, un détail anormal se présente en fait comme un élément essentiel à l’articulation de l’œuvre, et souligne lacohérence de l’ensemble alors même qu’elle fait douter de celle du détail. Après ces quelques vers, suit une double énumération de l’assistance de la cour, celle des jongleurs et celle des chevaliers arthuriens : là où Chrétien de Troyes nous proposait le plus souvent une scène d’ensemble, Renaut développe une amplificatio des détails qui lui permet d’annoncer deux motifs énumératifs qui seretrouveront par la suite : la présentation des jongleurs à la Gaste Cité, celle des chevaliers lors du tournoi du Château des Pucelles.
Ces indices nous dévoilent combien le récit s’organise autour d’un premier projet esthétique où la récurrence, la duplication constituent des outils architecturaux essentiels au récit médiéval. Loin d’être une maladresse appelée par la versification (sor mer /…