Le bonheur
Le bonheur fait l’objet d’une quête inlassable. Pour Aristote [Éthique à Nicomaque, livre I], le bonheur est en effet le bien suprême en fonction duquel nous faisons tous nos choix et qui n’est pas lui-même l’objet d’un choix. Il est ce but ultime qui oriente toute notre action et toute notre vie : il n’est pas l’espoir d’un simple moment de plaisir ou d’une jouissanceéphémère, mais d’un état durable et solide, c’est-à-dire d’une « vie heureuse ». Le bonheur est donc déjà présent en nous sous la forme d’un idéal, d’une plénitude que nous voudrions atteindre.
La recherche du bonheur remplit donc le plus clair de notre existence ; nous passons notre temps à courir après lui et, force est de le constater, nous nous épuisons dans cette quête. Nous passons plus de temps àle rechercher qu’à l’éprouver. Puisqu’il est une fin absolue et incontournable, l’idéal du bonheur introduit une tension à l’intérieur de l’individu qui, sans relâche, se met en mouvement pour acquérir ce bien qui lui manque. La recherche du bonheur apparaît donc comme un idéal à la fois suprêmement désirable et suprêmement inaccessible. C’est même ce qui fait son caractère paradoxal. Eneffet, le désir d’être heureux, s’il est présent en chacun, ne nous condamne-t-il pas, au vu de tout ce qu’exige sa réalisation, à une quête sans fin, c’est-à-dire à une existence pénible et frustrante ?
Nous verrons justement dans un premier temps que le bonheur constitue un idéal à la fois obscur et contradictoire. Nous verrons ensuite qu’il existe des formes de bonheur où l’individu a,heureusement, la possibilité de se soustraire à l’exigence destructrice de la recherche du bonheur. Enfin, nous suggèrerons que le bonheur peut être compatible avec l’effort de la recherche à condition que celle-ci soit l’expression des pulsions fondamentales de l’individu.
I. Le bonheur, un idéal contradictoire
1) Un idéal ou un imaginaire ?— Le mot « bonheur » est dans toutes les bouches, ilest un idéal commun et définit une ambition que nos sociétés s’appliquent elles-mêmes à promouvoir. Pourtant, s’il sert bien à nommer nos plus hautes aspirations, nous ne parvenons que très rarement à dire en quoi consiste notre idée du bonheur. Sitôt que nous nous y essayons, nous multiplions les images et les descriptions, souvent incohérentes et qui peuvent changer d’un jour à l’autre. Lediscours sur le bonheur prend la forme du rêve ou de la rêverie ; on aura l’image d’une vie confortable et pleine de richesses ou bien celle d’un « paradis terrestre » ; on fera défiler sous nos yeux des cartes postales qui seront autant de « clichés » du bonheur. On peinera donc à contenir notre lyrisme dans les bornes d’une réalité déterminée. C’est la raison pour laquelle Kant, dans les Fondements dela métaphysique des mœurs, dit que le bonheur est un produit de l’imagination plutôt que de la raison :
« Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut […] Pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-êtredans mon état présent et dans toute ma condition future est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là s’attirer sur sa tête ! Peut-être tout cela ne fera-t-il que lui donner uneregarde plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue… Bref il est capable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe de ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. » (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section)
Somme…