Le jour où les toros s’ennuient
Allégorie
La conversation entre amis vient à peine de commencer quand débute le récit. Il est peu probable que Jacques Brel ait lu Martin Heidegger, est en train de dire le nouvel humaniste. Et pourtant Les toros constitue une sorte de réplique, ou d’objection, à la thèse centrale du Cours de 1929-1930 : les animaux ne connaissent pas l’ennui. Si c’est de cetexte que tu parles, c’est tout à fait impossible, précise l’historien, toujours soucieux de chronologie. Car la chanson est de 1963 et la première édition allemande du Cours date de 1983. Quant à la traduction française, elle est de 1992. Il s’agit donc d’un hasard, d’une rencontre qui donne à penser, reprend le nouvel humaniste. Je vous rappelle le vers initial, particulièrement énigmatique. Il serépète, comme une ritournelle antéposée, au début de chaque strophe : « Les toros s’ennuient le dimanche… » La suite semble, au premier abord, plus convenue : il s’agit de « courir », de « souffrir », de « mourir » pour nous. Mais toutes ces actions, toutes ces passions sont mises sous le signe de l’ennui, indexées à l’ennui. C’est cela qui est étrange et même choquant. Comment pourrait-ons’ennuyer quand on vous fait courir, souffrir, mourir ? Est-ce une réaction appropriée, convenable ? Le libérateur des animaux fronce un sourcil. L’homme du plat pays ne ferait-il pas une apologie sournoise de la torture ? Le linguiste rappelle alors que l’ennui (inodium) suppose la haine envers ce qui provoque une souffrance et un tourment : ce qui est odieux ennuie, résume-t-il sous forme de pléonasmelatinisant. Son interlocuteur, qui ignore le latin mais connaît le langage « jeune » sur le bout des doigts, est alors rassuré : le toro s’ennuie parce qu’il « a la haine ». Mais voilà que le linguiste ajoute une précision : c’est seulement au pluriel que l’ennui a gardé en français son
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CRITIQUE
sens étymologique, pas dans les autres cas. L’amoureux des belles-lettres confirme leparadoxe et ramène dans l’épuisette de sa mémoire un répertoire de citations frétillantes. « Les ennuis d’amour ont cela de bon qu’ils n’ennuient jamais », écrivit Jean de La Fontaine ; « on ne s’ennuie pas quand on a des ennuis », généralisa Anatole France. Ces jeux de mots sont impossibles dans toute autre langue. Le libérateur des animaux revient alors à son indignation initiale : comment le toropourrait-il s’ennuyer puisqu’on lui fait des ennuis, et même de sacrés ennuis ? Le lettré convoque Paul Morand pour revenir au dimanche de la chanson – « le dimanche, on échange les ennuis de la semaine contre l’Ennui » – ce qui permet au mécréant d’ironiser sur les souffrances endurées par Dieu pendant les six premiers jours et l’Ennui baudelairien, majuscule, qui l’envahit le septième. Un petitthéologien bossu se tait, attendant son heure : c’est un talmudiste et il attend depuis des millénaires sans s’ennuyer le moins du monde. L’amateur de littérature plonge à nouveau la main dans son épuisette et esquisse un portrait de Proust en aficionado : « Il y a des moments de la vie où une sorte de beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent. » Le libérateur des animaux estmaintenant au comble de la fureur et se lance dans une longue imprécation contre le sadisme des esthètes tandis que le deleuzien avoue une complicité avec Heidegger qui surprend à tort une partie de l’assistance. L’ennui est bien une tonalité fondamentale, un affect qui force à penser. Car la pensée est toujours sollicitée du dehors. Le mot « tonalité », Stimmung, est particulièrement bien choisipuisqu’il évoque le sens grec d’harmonia, toute une « acoustique de l’âme ». L’affect reste extérieur au concept mais il y a une harmonie leibnizienne entre les deux. Paso-doble des monades. C’est parce qu’il s’ennuie que le toro de Brel est disposé à un étrange devenir : il « pense », il « rêve », il s’ouvre même à « l’étant en tant que tel » en levant l’œil sur les gradins pour y découvrir «…