Le terme central des liaisons dangereuses

Le thème central des Liaisons dangereuses est parfaitement défini par son titre. Mais ce titre ne fait pas seulement allusion aux mauvaises rencontres qui pervertissent Cécile Volanges et provoquent la mort de Madame de Tourvel. Comme l’écrit Laurent Versini , « le mot liaisons signifie en fait relations sociales » ; les « liaisons dangereuses » sont donc en fait le lien social lui-même et ses effetsdestructeurs sur l’individu, dans une société dominée par le conformisme, c’est-à-dire le mimétisme.
La caractéristique du jeu des relations sociales dans les Liaisons est précisément de ne laisser aucun jeu aux personnages, aucun espace de liberté. Les libertins, malgré les apparences et l’étymologie, n’y sont pas plus libres dans leur rôle que les jeunes filles entre les murs descouvents. L’intelligence souveraine de Mme de Merteuil et de Valmont fait illusion sur leur souveraineté. Laclos enferme au contraire ces princes du libertinage dans les rouages d’une intrigue qu’ils croient conduire mais qui les mène inéluctablement à leur perte.
De la même façon, il n’y a pas de place dans ce roman pour les mythes de la méchanceté et du satanisme qui donneraient à Mme de Merteuilet à Valmont une sorte de transcendance, en les dotant d’un pouvoir supérieur. Aucun « mensonge romantique » dans les Liaisons, mais, partout et toujours, jusque dans les inventions les plus tortueuses de ces maîtres de l’intrigue, les lois du mimétisme.
L’étude du mimétisme dans ce roman permet en effet de mettre clairement en relief le double conformisme social dans lequel vivent lespersonnages, la réduction qu’ils subissent de l’être au paraître, et l’effet produit, dans une telle société, par l’apparition de Madame de Tourvel qui, elle, ignore le conformisme et la distinction entre être et paraître.
Société et conformisme dans les Liaisons
La société que décrit Laclos est dominée par deux conformismes opposés et complémentaires : la pruderie et le libertinage. Tous deux sontprésentés comme réducteurs et destructeurs pour l’individu, l’un par sa négation du corps, l’autre par sa négation du cœur et de l’âme.
Le conformisme de la pruderie est évidemment une perversion du christianisme, qui consiste à confondre péché et sexualité, sainteté et virginité. Il concerne essentiellement les femmes : une femme qui ne s’y plie pas, au moins en apparence, estimpitoyablement rejetée. L’enfermement des jeunes filles dans les couvents, l’étroite surveillance à laquelle on les soumet, l’ignorance dans laquelle on veille à les maintenir, les mariages arrangés, sont quelques-unes des manifestations de ce conformisme. Cécile et Madame de Volanges sont de purs produits de cette éducation. Plus généralement, Madame de Merteuil décrit ce que deviennent les femmes du »parti Prude » (LXXXI) dans leur vieillesse : « sans idées et sans existence, elles répètent, sans les comprendre et indifféremment, tout ce qu’elles entendent dire, et restent par elles-mêmes absolument nulles » (CXIII).
C’est là parfaitement caractériser les effets destructeurs du mimétisme. Seules quelques femmes, grâce à leur intelligence, parviennent, d’après Madame de Merteuil, à échapper à ceconformisme et à « se créer une existence ». Madame de Rosemonde en est un exemple. Et les expressions qu’emploie Madame de Merteuil disent l’essentiel : la question centrale du roman est au fond le « to be or not to be » de Shakespeare. Il s’agit soit de succomber au conformisme ambiant et de ne pas exister, soit de lui échapper pour se créer une existence. Si l’intrigue du roman est si rigoureuseet si serrée, c’est qu’il y est constamment question de vie ou de mort et non, contrairement à ce qu’on a dit quelquefois, d’un amusement d’esthètes ou de dandys.
Mais le libertinage, pôle opposé de la pruderie, est, lui aussi, pour Laclos, un conformisme. C’est l’équivalent, pour les hommes, de ce qu’est la pruderie pour les femmes.
Tous les hommes ne sont pas des libertins aussi…