Jacques Marquet1
Avertissement : ce texte a été pensé comme le prolongement du texte « Evolution et déterminants des modèles familiaux ».
La tension entre les impératifs du vivre ensemble et le souci de réalisation de soi
Dans la société industrielle, la famille était l’horizon, le rêve de tout homme et de toute femme. Progressivement ce modèle laisse la place à un autre fondé sur lesvaleurs d’épanouissement personnel, d’authenticité, d’égalité entre les hommes et les femmes… La famille, l’amour et la liberté personnelle semblent aujourd’hui avoir des exigences contradictoires. Ces contradictions sont au cœur de ce que le couple de sociologues allemands, U. et E Beck, appellent le « chaos normal de l’amour »2. Des questions telles que celles de l’égalité, de la liberté ou del’émancipation étaient déjà portées par la société industrielle, mais elles avaient tendance à ne pas pénétrer la sphère privée. C’est aujourd’hui chose faite. Dès lors, nombre de questions émergent. Comment inscrire une relation dans la durée à l’ère du primat de la réalisation de soi ? Comment fonder la parenté et le social sur la seule fragilité des amours humaines ?3 Comment s’articulent ledéveloppement de l’individualisme affectif et le maintien ou la formation du lien social ? Comment la famille résiste-t-elle à la contractualisation des relations ? La structuration psychologique de la personnalité contemporaine permet-elle le développement de la cohésion familiale, de la cohésion sociale ? Quelles sont les conséquences au niveau de la structuration psychologique d’une socialisation opéréeau sein d’une institution fragilisée ?4 Directement ou indirectement, toutes ces questions renvoient à la difficulté d’articuler les exigences du vivre ensemble et celles inhérentes au souci de réalisation de soi5. C’est elle qui va servir d’axe central du développement qui va suivre et qui se déploiera en deux temps, le premier se concentrant sur les relations entre adultes, le second tentantd’articuler l’axe conjugal et l’axe parental.
1. Les rapports entre hommes et femmes
Avec U. et E Beck6, il me semble que, dans un nombre important de cas, les formes de vie conjugale qui émergent depuis une quarantaine d’années (séparations, divorces, familles recomposées, familles monoparentales, familles négociées, etc.) peuvent être comprises comme résultantes de décisions souvent douloureusespour arbitrer tant bien que mal les contradictions entre les exigences du monde du travail et les attentes familiales.
Sociologue, professeur à l’Unité d’anthropologie et de sociologie (UCL) et à l’Institut d’études de la famille et de la sexualité (UCL). 2 Beck U. and Beck-Gernsheim E., 1995, The normal chaos of love, London, Polity Press. 3 Meulders-Klein M.-Th., 1993, « Les recompositionsfamiliales et le droit au temps du démariage », in Meulders-Klein M.-Th. Et Théry I. (dir.), Les recompositions familiales aujourd’hui, Paris, Nathan. 4 Questions reprises par Cicchelli-Pugeault C. et Cicchelli V., 1998, Les théories sociologiques de la familles, Paris, La Découverte, p.106. 5 de Singly Fr., 2000, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan. 6 Op.cit. 11
Les décisions à prendre quotidiennement pour rester insérer au marché du travail (déménager pour suivre l’entreprise qui se délocalise, choisir un boulot qui paie moins mais permet de ne pas mettre les enfants à la garderie, etc.) pèsent aujourd’hui autant sur les hommes que sur les femmes. Mais ces décisions ont souvent des répercussions différenciées pour les deux sexes et posentdirectement la question de l’articulation de la vie privée et de la vie professionnelle7. De même qu’elles ne sont pas sans renvoyer à celles des rapports intimes entre les sexes : comment en effet avancer vers sa propre réalisation en cheminant avec quelqu’un qui se cherche tout autant ?
1.1. L’articulation de la vie privée et de la vie professionnelle
Le thème de l’articulation entre la vie…