Les Mains sales de Jean-Paul Sartre ou le récit de la vie d’un militant atypique
Résumé
La libération prématurée de Hugo, le meurtrier de l’ancien Secrétaire Général de leur parti, ne satisfait pas certains de ses camarades qui veulent maintenant le liquider sans autre forme de procès. Et pourtant il a fait mieux qu’exécuter les ordres du parti qui avait prémédité et programmé cette mortque Hugo a transformée en crime passionnel. Au lieu de le féliciter pour mission bien accomplie, est-il normal de lui en vouloir au point d’attenter à sa vie ? Olga ne le pense pas ; c’est pourquoi elle demande un sursis à exécution, le temps d’obtenir de Hugo sa version des faits et elle exige de lui un récit minutieux de tout ce qui s’est passé avec Hoederer. Malheureusement rien ne garantitl’objectivité d’un tel récit, un coupable n’étant pas obligé d’évoquer ce qui peut lui être préjudiciable. En outre, sa longueur est un problème car le manque d’action risque de lasser les spectateurs. Pour contourner ces inconvénients, l’auteur recourt à la technique du flash-back qui est une forme particulière de récit dont nous analyserons les caractéristiques.
Index
mots-clés : flash-back , passé,récit
chronologique : XXe siècle
Texte intégral
1Un jeune homme sort de prison et se rend chez une jeune femme manifestement embarrassée par son arrivée. Hugo et Olga se connaissent pourtant bien puisqu’ils ont collaboré au sein de la direction d’un parti politique au temps où celui-ci évoluait dans la clandestinité. S’engage entre eux un dialogue malaisé, entravé par la méfiance d’Olga quitrouve sa présence suspecte. N’empêche que le très loquace invité-surprise aborde les espoirs déçus et certains événements gênants de sa vie de prisonnier, même si, pour la rassurer, il lui apprend que la justice institutionnelle a révisé son procès et l’a libéré pour sa bonne conduite avant le terme de sa condamnation. Mais l’intrusion des militants qui le suivent depuis sa sortie de prison pourl’abattre vient brouiller les cartes. De toute évidence, cette libération prématurée n’arrange pas ses camarades un peu trop zélés peut-être, qui considèrent que justice n’a pas été bien rendue au Secrétaire Général de leur parti tué par Hugo. Olga n’est cependant pas de leur avis et pour mettre tout le monde d’accord, elle propose de rouvrir ce dossier pour savoir ce qui s’est effectivement passé.Les juristes parleraient alors de reconstituer les faits pour un procès plus équitable. Ne pouvant organiser une descente sur le terrain en bonne et due forme, elle se contente du récit que lui fera le prévenu. Pour ne pas occulter la vérité, celui-ci devra être aussi minutieux que possible et des indices textuels prouvent qu’il faudra trois heures pour faire toute la lumière sur ce meurtre encoremal éclairci pour certains. Et si Olga est déterminée à aller jusqu’au bout de son enquête, la longueur de ce récit ne risque-t-elle pas de lasser les spectateurs désintéressés par le manque d’action dans la pièce ? Pour éviter cet écueil, l’auteur doit faire preuve d’ingéniosité pour adapter au théâtre ce type de discours peu dramatique. La suite de cet exposé va tenter d’analyser lescaractéristiques techniques de ce récit afin de dégager son originalité.
2Après avoir réussi à détourner provisoirement l’expédition punitive de ses camarades contre Hugo, Olga et ce dernier devisent tranquillement à la dernière scène du premier tableau des Mains sales. La jeune femme oriente délibérément la conversation vers le récit en demandant à son interlocuteur de lui raconter en détail ce qui s’estpassé avec Hoederer : « Raconte. […] Tout. Depuis le début. » Goguenard, ce dernier lui répond ironiquement :
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Raconte, ça ne sera pas difficile : c’est une histoire que je connais par cœur ; je me la répétais tous les jours en prison. (I, 4)
3Cette suffisance ne l’empêche pas de s’embrouiller car au lieu du récit attendu, il se lance…