Pagnol

La passion des mots

Ce que j’écoutais, ce que je guettais, c’était les mots : car j’avais la passion des mots ; en secret, sur un petit carnet, j’enfaisais une collection, comme d’autres font pour les timbres. J’adorais grenade, fumée, bourru, vermoulu et surtout manivelle : et je me les répétaissouvent quand j’étais seul, pour le plaisir de les dire.

Or, dans les discours de l’oncle, il y en avait de tout nouveaux, et qui étaient délicieux :damasquiné, florilège, filigrane, ou grandioses : archiépiscopal, plénipotentiaire.

Lorsque sur le fleuve de son discours je voyais passer l’un deces vaisseaux à trois ponts, je levais la main et je demandais des explications, qu’il ne me refusait jamais. C’est là que j’ai compris pour la premièrefois que les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images.

Mon père et mon oncle encourageaient cette manie, qui leur paraissait debon augure : si bien qu’un jour, et sans que ce mot se trouvât dans une conversation (il en eût été le premier surpris), ils me donnèrentanticonstitutionnellement en me révélant que c’était le mot le plus long de la langue française. Il fallut me l’écrire sur la note de l’épicier que j’avais gardéedans ma poche.

Je le recopiai à grand-peine sur une page de mon carnet, et je le lisais chaque soir dans mon lit ; ce n’est qu’au bout de plusieursjours que je pus maîtriser ce monstre, et je me promis de l’exploiter, si par hasard, un jour, vers la fin des temps, j’étais forcé de retourner à l’école.