Parler, est-ce le contraire d’agir ?
On oppose traditionnellement le discours à l’action, le dire au faire. Le bon sens populaire se méfie et s’exaspère devant celui qui fait des beaux discours, mais n’agit pas. « tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire » s’exclame Laverdure dans « Zazie dans le métro ». C’est aussi ce que l’on reproche aux philosophes, aux politiciens.Montaigne, dans ses Essais, relate une anecdote :
Deux architectes soumettaient leur projet aux Athéniens, qui devaient choisir entre eux. « Le premier, plus affété, se présenta avec un beau discours prémédité sur le sujet de cette besogne, et tirait le jugement du peuple à sa faveur. Mais l’autre, en trois mots :
-Seigneurs Athéniens, ce que celui-ci a dit, moi je le ferai. «
=>morale de l’histoire: méfions nous du beau parleur, dont les discours prétentieux dissimulent peut-être l’incompétence, sous le faux semblant des promesses. Le second homme semble dire que l’important est dans ce qu’on fait, non dans ce qu’on dit…
« tu causes, tu causes, c’est tout ske tu sais faire » nous renseigne sur le soupçon porté au langage quand on le confronte à « l’action ». Parler serait ainsi considéré commele contraire d’agir…et même la preuve que l’on n’agit pas. Un langage qui masque et révèle en même temps l’inaction ou l’impuissance à agir : une parole substitut.
La parole est en ce sens fortement connotée de bluff, voire traîtrise ou simplement mensonge. Pourtant opposer radicalement l’un à l’autre est paradoxal si l’on songe que toute parole est un acte, en tant qu’elle crée un espacerelationnel, humain, et bien souvent le modifie.
Dès lors on doit s’interroger sur le sens du terme « agir », peut-être trop restrictif dans sa compréhension la plus immédiate, lorsqu’il suggère uniquement l’acte concret, tangible : matérialisé. N’est-ce pas une fausse compréhension de la notion d’agir qui explique le soupçon porté à l’encontre des « intellectuels », ceux qui « causent mais agissent peu »?Il s’agit donc de définir ce qu’est, pour l’homme, « agir » .
Nous devons résoudre un certain nombre de questions :
A. Quel est le sens et la légitimité de l’opposition entre parler et agir
B.Dans quelle mesure parler est un acte.
C.Peut-on dissocier en l’homme langage et action.
A. Opposer parler / agir est légitime, en effet :
1.– objectivité / subjectivité : On peut comprendrel’opposition entre langage et action dans la mesure où le langage introduit un espace libre, créatif, par rapport à l’acte. On juge quelqu’un sur ses actes, et non sur ses discours, précisément parce que l’on est conscient du décalage introduit par le langage. Le langage peut mentir, ou induire en erreur. Il n’est pas une copie de l’acte mais l’expression de la manière dont cet acte est vécu, pensé etcompris par la personne, ou de ce que cette personne veut signifier. Cette dimension intentionnelle du langage humain introduit un large espace de liberté…et de confusion possible pour l’interlocuteur. Il est en ce sens une expression subjective alors que l’acte, lui, nous est donné dans sa dimension objective : c’est un fait.
2.– langage : distance par rapport au réel Agir,c’est être en prise directe sur le réel, pour le transformer. Alors que le langage est « à distance ». C’est d’ailleurs la spécificité du langage humain par rapport au langage animal : sa capacité à s’abstraire des données du réel, du « ici et maintenant » : il n’est pas nécessaire à l’homme de lier des signaux à des objets correspondants pour les articuler les uns aux autres. L’homme met en œuvre dessignes. Le langage est, par définition, à distance du réel : système symbolique, régi par l’arbitraire du signe (Saussure). L’homme peut parler de tout et même de ce qui n’existe pas, ou de ce qu’il n’a jamais vu, ou de ce qui n’est pas présent. Le langage humain dépasse largement le domaine de la nécessité et donc s’émancipe d’une certaine vérité : l’animal ne peut pas mentir, l’homme si. Par…