UN ESPACE INDÉFENDABLE L’aménagement urbain à l’heure sécuritaire Jean-Pierre Garnier “ La forme suit la frousse et vice-versa ” Nan Ellin (professeur d’architecture et d’urbanisme)
“L’image de la ville, “refuge des libertés ” et “havre de paix ”, image encore proposée par des auteurs complaisants qui refusent de considérer ces désordres et ces drames de la guerre civile, est sans doute l’unedes plus flagrantes impostures de l’histoire de nos sociétés d’Occident.” En faisant la part des choses, cette appréciation de l’historien Jacques Heers, en conclusion de sa magistrale étude sur la ville médiévale (Heers J, 1990), semble pouvoir être transposée aux discours, doctes ou communs, que l’on entend ici et là aujourd’hui, célébrant ce “ lieu par excellence du vivre-ensemble ” que seraitla “ ville de l’âge démocratique ”, alors qu’une guerre sociale rampante est en train d’en démentir l’avènement. Le regard irénique porté sur le fait urbain contemporain par nombre de théoriciens (sociologues, anthropologues, politologues, philosophes) ou de praticiens (architectes, urbanistes, paysagistes), pour ne rien dire de certains politiciens (ministres ou élus locaux), est pour le moinsdéconcertant. Cette vision contraste singulièrement, en effet, avec la prolifération simultanée de discours alarmistes, savants ou vulgaires eux aussi, sur la montée de la violence et de l’insécurité, le développement d’un nouvel “ apartheid urbain ” et les risques de “ sécession urbaine ” qui en résulteraient à terme, que ce soit de la part des classes les plus dominées, assignés de facto àrésidence dans des quartiers anciens à l’abandon ou des “ citésdépotoirs ” où leurs faits et gestes sont soumis à un contrôle de plus en plus strict, ou, au contraire, de la part des citadins aisés et apeurés, fuyant la promiscuité des basses classes dans de luxueuses zones résidentielles ultra protégées et coupées du reste de l’agglomération. La vision lénifiante et consensuelle de la Cité commecommunauté pacifiée de “ citadins -citoyens ” solidaires par-delà de leur diversité de conditions et d’aspirations fonctionnerait-elle, dès lors, comme un exorcisme ? À moins qu’elle ne participe d’une entreprise concertée de normalisation de l’espace urbain dont l’horizon ne 1
serait rien moins que l’imposition d’un nouvel ordre local aussi contraignant, sous ses dehors avenants d’“ urbanité partagée”, que le “ nouvel ordre mondial ” néolibéral dont il n‘est d’ailleurs que la contrepartie obligée (Garnier J-P, 1997, 1999). C’est, en tout cas, un éclairage qui permet de mettre en lumière les diverses facettes d’un “ projet urbain ” où, faute de projet alternatif de société, la gestion territoriale de la marginalisation de masse, mise en œuvre en France sous l’appellation de “ politique de laville ”, tend de plus en plus à se confondre avec la police de la ville, dans l’acception large du terme. (Rancière J, 1995). Il est un aspect de cette politique urbaine, cependant, laissé jusque-là quelque peu dans l’ombre : le remodelage physique de l’espace construit à des fins plus ou moins explicites de défense sociale contre un nouvel ennemi intérieur : non plus le “ subversif ” qui voudrait,comme le passé, renverser l’ordre social, encore que le militant opposé à la mondialisation néo-capitaliste soit en passe, s’il enfreint la loi, d’être classé comme tel, mais le “ mauvais pauvre ”, celui qui, d’une manière ou d’une autre, vient troubler l’ordre public, ne serait-ce que par sa seule présence, comme dans le cas des mendiants ou des sans-logis. Un préfet chargé de veiller au maintiende l’ordre dans la région de l’Ile-de-France, après avoir dirigé le département de Seine-Saint-Denis, au nord de Paris, réputé particulièrement “ chaud ”, résumait bien la préoccupation sécuritaire qui doit dorénavant guider les concepteurs de projets urbains: “ Il faut considérer aujourd’hui la prise en compte de la sécurité, comme naguère celle de l’incendie, ce qui a conduit à constituer…