Yves bonnefoy

L’ÉPARS, L’INDIVISIBLE

[…]
Oui, par les mots,
Quelques mots.

(Et d’une main,
Certes, lever le fouet, injurier le sens,
Précipiter
Tout le charroi d’images dans les pierres
– De l’autre, plus profonde, retenir.

Car celui qui ne sait
Le droit d’un rêve simple qui demande
À relever le sens, à apaiser
Le visage sanglant, à colorer
La parole blessée d’une lumière,
Celui-là,serait-il
Presque un dieu à créer presque une terre,
Manque de compassion, n’accède pas
Au vrai, qui n’est qu’une confiance, ne sent pas
Dans son désir crispé sur sa différence
La dérive majeure de la nuée.
Il veut bâtir ! Ne serait-ce, exténuée,
Qu’une trace de foudre, pour préserver
Dans l’orgueil le néant de quelque forme,
Et c’est rêver, cela encore, mais sans bonheur,
Sans avoir suatteindre à la terre brève.

Non, ne démembre pas
Mais délivre, et rassure. « Écrire », une violence
Mais pour la paix qui a saveur d’eau pure.
Que la beauté,
Car ce mot a un sens, malgré la mort,
Fasse œuvre de rassemblement de nos montagnes
Pour l’eau d’été, étroite,
Et l’appelle dans l’herbe,
Prenne la main de l’eau à travers les routes,
Conduise l’eau d’ici, minime, au fleuve clair.)Yves Bonnefoy, Dans le leurre du seuil [1975], in Poèmes, Gallimard, 1982, pp. 327-329.

Commentaire composé

Yves Bonnefoy occupe une place éminente de patriarche et de phare dans la littérature française. Avec René Char et Pierre Reverdy, il est actuellement souvent considéré comme le plus important poète français. À l’instar de Baudelaire, il est également critique d’art. Il est de cettegénération marquée puissamment par le surréalisme et par le temps de l’après-guerre de 1945. Temps de détresse, temps de la faillite du réel, temps de la parole impuissante et qui meurt. Après le temps de la barbarie, le surréalisme semblait la seule issue.

Mais Yves Bonnefoy, écartelé entre un monde écroulé et le « refuge de l’inconscient des images », se bâtit un autre réel à partir de laprésence de la poésie. Il entreprendra sa quête de « la présence » d’une voix pleine et longue, avec le bâton de pèlerin de la poésie.

Yves Bonnefoy a été professeur au Collège de France jusqu’en 1993 et sa leçon inaugurale en 1981 a porté sur « La présence et l’image », problématique au cœur de son questionnement.

Cette notion de présence sera fondamentale dans son œuvre. Présence aux origines dumonde, présence au monde dans le réel qui perce dans tous les interstices des choses. Il va poser sa poésie comme une porte. Il marque une entrée dans un monde transparent et fragile, un monde où la lumière nous attend.

Dans le leurre du seuil est un ouvrage publié en 1975, marquant dans les interrogations du poète sur le langage. Le leurre, c’est l’illusion, peut-être même le mensonge desmots, insuffisants pour rendre compte de la réalité, de « la chose en soi » qui ouvre une porte vers un ailleurs, un entre-deux où le poète se situe constamment.

Cet extrait du poème L’épars, l’indivisible exprime bien l’écriture vue comme un combat et la quête d’une nouvelle parole poétique pour chercher le véritable sens des choses, un langage « vrai lieu », une conscience poétique, uneconscience d’un autre réel.

L’écriture vue comme combat

Le titre est déjà une métaphore : un oxymore, l’épars, c’est le dispersé mais toutefois indivisible. C’est le langage avec sa nuée de mots.

« Oui, par les mots, Quelques mots. » Une affirmation, presque péremptoire, qui laisse indiquer tout un développement auparavant, par les mots comme par les armes, mais l’adverbe quelque exprime ledérisoire. « Quelle misère que le signe ! » [1]Chercher l’essentiel, l’essence.
La parenthèse qui suit indique que le poète va entrer dans dans le vif du sujet et affiner, préciser, voire même précipiter sa pensée. Le poète est écartelé, il recherche, il combat puisque d’une main il lève le fouet, il injurie le sens (sens commun, doxa, illusion), au milieu des pierres qui charrient des images…