Boule de suif

La mort dit à l’homme.

Recueil: Le coeur innombrable.

Voici que vous avez assez souffert, pauvre homme,
Assez connu l’amour, le désir,le dégoût,
L’âpreté du vouloir et la torpeur des sommes,
L’orgueil d’être vivant et de pleurer debout…

Que voulez-vous savoir qui soitplus délectable
Que la douceur des jours que vous avez tenus,
Quittez le temps, quittez la maison et la table ;
Vous serez sans regret ni peurd’être venu.

J’emplirai votre coeur, vos mains et votre bouche
D’un repos si profond, si chaud et si pesant,
Que le soleil, la pluie etl’orage farouche
Ne réveilleront pas votre âme et votre sang.

– Pauvre âme, comme au jour où vous n’étiez pas née,
Vous serez pleine d’ombre etde plaisant oubli,
D’autres iront alors par les rudes journées
Pleurant aux creux des mains, des tombes et des lits.

D’autres iront enproie au douloureux vertige
Des profondes amours et du destin amer,
Et vous serez alors la sève dans les tiges,
La rose du rosier et le sel dela mer.

D’autres iront blessés de désir et de rêve
Et leurs gestes feront de la douleur dans l’air,
Mais vous ne saurez pas que le matin selève,
Qu’il faut revivre encore, qu’il fait jour, qu’il fait clair.

Ils iront retenant leur âme qui chancelle
Et trébuchant ainsi qu’unhomme pris de vin ;
– Et vous serez alors dans ma nuit éternelle,
Dans ma calme maison, dans mon jardin divin…

Anna de Noailles.
(1876-1933)