L’Etat de nature*
Robert Nozick
Selon l’état de nature décrit par Locke, les individus se trouvent dans un « état où ils sont parfaitement libres d’ordonner leurs actions, de disposer de leurs biens et de leurs personnes comme ils l’entendent, dans les limites du droit naturel, sans demander l’autorisation d’aucun autre homme ni dépendre de sa volonté »[1] (sect. 4).. Les limites du droitnaturel stipulent que « nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté, ni ses biens » (sect. 6). Quelques personnes transgressent ces limites, « enfreignent les droits d’autrui… s’agressent les unes les autres », aussi, par réaction, les gens peuvent-ils se défendre ou défendre les autres contre de tels empiétements sur leurs droits (chap. 3). La parie lésée et ses agents ont le droitde « récupérer sur le délinquant de quoi réparer de manière acceptable le préjudice subi (sect. 10). « Chacun est habilité à punir ceux qui enfreignent… le droit de la nature… de peines suffisantes pour prévenir les infractions » (sect. 7); chaque personne a « uniquement le pouvoir d’…infliger [au criminel] autant que le sang-froid, la raison et la conscience l’exigent, un mal proportionnelà l’infraction, c’est-à-dire suffisant pour assurer la réparation et la prévention » (sect. 8).
Tels sont les inconvénients de l’état de nature pour lesquels, dit Locke « je concède aisément que le gouvernement civil est le vrai remède » (sect. 13) . Pour comprendre avec précision de quels remèdes de gouvernement civil il s’agit, nous devons faire plus que répéter la liste des inconvénients del’état de nature tels que les présente Locke. Nous devons également considérer quels arrangements pourraient être faits à l’intérieur de l’état de nature pour faire face à ces inconvénients – les éviter, rendre leur apparition moins plausible, ou les rendre moins importants quand ils apparaissent. Ce n’est qu’après que toutes les ressources de l’état de nature seront mises en jeu, à savoir tous cesarrangements et ces accords volontaires auxquels des personnes pourraient parvenir en restant dans la limite de leurs droits, et seulement après que les effets de ces derniers seront estimés, que nous serons en position de voir l’importance de ces inconvénients auxquels il appartient à l’Etat de remédier, et d’estimer si le remède est pire que le mal
Dans un état de nature, le droit naturel comprispeut ne pas pourvoir à toutes les circonstances de façon adéquate (voir les sections 158 et 160 dans lesquelles Locke fait cette remarque à propos des systèmes de législation, mais opposer la section 124), et des hommes qui jugent leur propre cause se donneront toujours le bénéfice du doute, et supposeront qu’ils sont dans leur droit. Ils surestimeront le mal ou les dommages soufferts et leurspassions les mèneront à tenter de punir les autres plus qu’en proportion de leur faute et à exiger d’excessives compensations (sect. 13, 124, 125). Ainsi l’exécution privée et personnelle de ses propres droits (y compris les droits qui sont violés lors d’une punition excessive) mène-t-elle à des querelles, à une série sans fin d’actes de représailles et d’exactions de compensation. Et il n’existepas de moyen sûr de régler un tel conflit, d’y mettre un terme et de faire savoir aux deux parties qu’il est terminé. Même si l’une des parties dit qu’elle arrêtera ses actes de représailles, l’autre ne peut se sentir tranquille que si elle sait que la première ne se sent plus habilitée à recevoir une récompense ou à exiger un tribut, et donc habilitée à essayer dès qu’une occasion prometteuse seprésente. Toute méthode qu’un individu seul pourrait utiliser afin de vider une querelle à son avantage n’offrirait qu’une assurance insuffisante à l’autre partie; des accords tacites pour cesser le combat resteraient également instables[3]. De tels sentiments d’avoir été injustement traités peuvent naître chez les deux parties même si le droit apparaît parfaitement clair et si les deux…