Julien gracq

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Julien Gracq, Lettrines,
éditions Corti, 1967

Avec Lettrines, si Julien Gracq inaugure un style d’écriture qui échappe à une définition classique, il ne paraît pas exagéré de penser qu’il renouvelle une forme d’expression originale – appréciée de certains romantiques allemands – que d’autres écrivains vont emprunter après lui. Littérature en fragment, aphoristique,c’ est « un ensemble très libre, une mosaïque de notes de lecture, de réflexions, de souvenirs », dira-t-il dans une interview. Très éloignée de ce que peut être l’écriture du diariste – pas d’introspection ni d’extrait d’œuvre en cours ou à venir –, les Lettrines proviennent de cahiers tenus au jour le jour.

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Les écrivains qui, dans la description, sont myopes, et ceux qui sontpresbytes. Ceux-là chez qui même les menus objets du premier plan viennent avec une netteté parfois miraculeuse, pour lesquels rien ne se perd de la nacre d’un coquillage, du grain d’une étoffe, mais tout lointain est absent— et ceux qui ne savent saisir que les grands mouvements d’un paysage, déchiffrer que la face de la terre quand elle se dénude Parmi les premiers: Huysmans, Breton, Proust, Colette.Parmi les seconds: Chateaubriand, Tolstoï, Claudel. Rares sont les écrivains qui témoignent, la plume à la main, d’une vue tout à fait normale.
(Lettrines, p.53)

Pour qui a décidé de la traverser vite – trop vite – peu de pays en France quand on les visite protestent aujourd’hui aussi prosaïquement — aussi sainement — que la Bretagne contre une certaine idée convenue qu’on s’est faited’eux par les vieux livres. Pour elle, comme pour nous, les temps sont allés vite, et elle ne les récuse pas. La Bretagne a cessé de vivre, si elle l’a jamais fait, de souvenirs et de légendes. Pennbaz, terre-neuvas, binious et bombardes, diablotins, korrigans et lavandières de nuit, toutes ces images d’Epinal d’un répertoire un peu falot qui ne mérita jamais beaucoup mieux qu’un moment de triompheau music-hall ont réintégré le musée folklorique, et c’est tant mieux: l’essentielle, la solide Bretagne n’a jamais rien eu à voir avec le pittoresque. La campagne fait peau neuve ; le bocage aux chemins creux de Jean Chouan s’en va par plaques ; les goélettes des pêcheurs d’Islande sont depuis longtemps motorisées. Le pays de Cadoudal est devenu celui du syndicalisme paysan le plus avancé, le pluscombatif de France. A travers la grisaille des champs et des vagues, on distingue partout le labeur pauvre encore (déjà moins pauvre), mais nullement routinier, et encore moins résigné, d’une race noueuse et tenace, tout ensemble rêveuse et brutale, qui ne plaint pas sa peine et se réconforte parfois dans ses fatigues à des alcools plus violents que la chanson des flots bleus.
Qu’on nevienne donc pas chercher dans ce Finistère — une des provinces les plus humanisées de la France — les bruyères d’Ossian ou les solitudes de l’Ecosse ou de la Cornouaille. En avançant vers la pointe de Penmarc’h, quand les lignes d’arbres du bocage se couchent à terre l’une après l’autre, fauchées par la mitraille du noroît, c’est le troupeau des maisons basses qui les relaie jusqu’à la mer et s’ébrouecomme dans une prairie à travers la presqu’île – et par les brumes opaques du  » miz du  » (mois noir) dans le claquement perpétuel du linge qui sèche derrière les petites maisons, si on se promène le long du rivage tragique de la Chapelle de la Joie, de tous côtés, à six heures du soir, la corne de brume est relayée par la sirène des conserveries. La Bretagne d’aujourd’hui n’est pas complaisante àla rêverie facile. Ni déserte, mais fertile en hommes, et le sang tiré à la peau comme  » corps qui respire bien « . Ni même grise, pour la mélancolie qui se promène sur la lande de René; la Bretagne de main d’homme est blanche, de tous ses pignons chaulés à cru, et presque autant que la Grèce ou que l’Andalousie; appliquée seulement, on dirait, au travers de ses pluies, à nous faire…