Le livre noir de la prostitution

Ce mal que l’on veut nier

Il existe une face scintillante et presque aimable de la prostitution; une apparence faite de folklore, d’exotisme des Bat’d’Af et de la Légion étrangère, renforcée par une vielle tradition gauloise et rabelaisienne. Ce cliché de la belle de nuit ou de la belle de jour, la littérature, le cinéma l’ont diffusé, le plus souvent de manière simpliste et intentionnellementconventionnelle, afin d’ôter au spectateur tout sentiment de culpabilité. La femme perdue occupe, à côté du légionnaire en rupture de ban, du gangster au grand cœur, du policier ripoux, un rôle convenu dans la commedia dell’arte des mœurs. La prostituée est associée avec un mélange de répulsion et de fascination à la femme entretenue, à ce monde de la courtisanerie dont on imagine qu’il est celuide la volupté. La femme tombée, croit-on, a choisi le plaisir alors que la femme « honnête » se consacre à ses devoirs familiaux. Ce cliché que des écrivains aussi géniaux que Balzac ou Marcel Aymé ont contribué à faire circuler arrange en réalité tout le monde. On veut esthétiser la prostitution, la rendre romanesque, pour éviter de se poser des questions à son sujet, éviter de la regarder enface, ce qui obligerait à constater qu’elle est atroce, sordide, tragique.
On ne veut surtout pas la voir. C’est comme si notre édifice mental, social, nos douillettes habitudes de pensée, cette douce et agréable simplification de la vie qui nous permet de vivre sans trop nous tracasser pour le sort d’autrui, risquaient soudain d’être remis en cause. Et quel est l’homme qui accepte de regarder sasexualité en face ? C’est le domaine des peurs et des hontes, des frustrations et des complexes, des vanités, de ces arrangements intimes dont on n’est pas forcément fier. Alors comme c’est simple de ne pas se poser de questions: d’aller voir la putain pour lui demander d’être une solution à sa boue intime. C’est pourquoi l’inconscient viril entretien si fort le fantasme de la femme facile, de labonne copine, de celle qui ne fait pas d’histoires. L’homme possède un sexe relié au moins autant à ses désirs qu’à son amour propre ; son orgueil le porte à des rêves de harem, il voudrait être Sardanapale, et la réalité lui apporte en général la frustration de ses désirs. Plutôt que de faire l’effort d’un minimum de séduction, de compréhension, de galanterie, on fait appel à la professionnelle.Comme si franchement il était dans la dignité d’une femme d’être réduite à ce rôle de poubelle à fantasme, à n’être que l’égout où se déverse la misère sexuelle d’une société.
On ne veut pas voir la prostituée en face parce qu’on ne veut pas se voir en face. C’est vrai, mieux vaut la rigolade que ce constat atroce qu’on risquerait de dresser sur soi-même : cette veulerie intime, cette lâcheté quiconsiste à se payer de l’amour parce qu’on ne se sent ni capable ni digne d’en inspirer. Mais ce qui est pire, c’est que nous voulons à tout prix croire que la putain est libre – je dis la putain volontairement : c’est un mot qui est laid ; le langage d’aujourd’hui qui affectionne les euphémismes lui préfère le terme de « personne prostituée ». Putain est un mot laid qui correspond non pas à lalaideur de la prostituée, pour laquelle j’éprouve le plus profond respect, mais à la misère de sa condition. Nous voulons croire que la putain est libre, comme nous, pour ne pas saper les fragiles fondations des valeurs morales sur lesquelles nous vivons. Mais cette légende de liberté ne résiste ni à l’examen ni au bon sens : qui accepterait un tel asservissement, une humiliation aussi violentesans y être contraint ? La prostitution n’exprime pas la liberté de la femme mais sa profonde misère, la tragédie d’un destin, une descente aux enfers.
Le pire, c’est que la putain elle-même veut se donner des illusions de liberté. On la comprend. Aucune abjection ne nous prive de cette illusion. Et comme chacun d’entre nous dans les pires moments de la vie, elle éprouve le besoin de se justifier,…