Le mal

LE SOMMEIL DE L’INNOCENCE

Macbeth dans Macbeth
acbeth, c’est la faim », écrit Victor Hugo dans son William Shakespeare. Définition étrange pour un personnage qui ne cessera de dire, tout le long de la pièce, son impuissance à satisfaire et presque à éprouver les appétits les plus humbles. D’innombrables scènes ou monologues nous font assister à sa frustration de se voir coupé de tous lesfestins de la vie. Du festin des nourritures et des vins, tout d’abord : jamais Macbeth ne parvient à toucher au moindre mets ni à porter à ses lèvres la coupe qu’il lève pendant le banquet. Du festin de l’érotisme : à l’opposé de tant de méchants dont la luxure est le signe certain d’un appétit vicié par la démesure — Aaron, le maure lubrique de Titus Andronicus ; Edmond, amant des deux filles du RoiLear ; Claudius, qui usurpe le lit du père d’Hamlet aussi bien que son trône —, notre personnage ne prononce pas un seul mot de volupté ou de désir, et même dans la complicité qui le lie à sa femme aucune sensualité ne transparaît. Du sommeil, enfin, ce festin des festins, « chief nourisher in life’s feast »1. L’incarnation du mal que propose ici Shakespeare ne coïncide pas avec celle du tyranhabituel des drames d’usurpation : ce n’est pas l’assouvissement d’une ambition trop vaste et toujours recommencée qui conduit Macbeth de crime en crime. Tout se passe, au contraire, comme si les

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voluptés du pouvoir qu’il cherche à conquérir étaient pour lui sans le moindre attrait : à aucun moment il ne nous paraît convoitant les jouissances de la domination, de la possession, de laviolence ou du luxe. S’il se jette dans les plus épouvantables crimes, s’il fait passer au fil de son épée roi, amis, femmes et enfants, s’il est prêt à faire crouler l’ordre du monde, c’est dans l’espoir, dirait-on, de pouvoir simplement manger, dormir, s’asseoir… En dépit de similitudes superficielles, le personnage de Macbeth diffère considérablement d’autres méchants shakespeariens, et enparticulier de ces figures absolues du mal qui se donnent a priori pour telles. Dans la scène d’ouverture de Richard III, Gloster, véritable Narcisse de la malignité, se délecte à contempler la difformité de sa silhouette et la perfidie de son âme ; dès son monologue initial, il révèle avec complaisance au spectateur le projet de méchanceté qui le définit et qui suffit à motiver chacune de ses actionsdans le drame : « I am determined to prove a villain »2. À ceux qui le somment de dire les raisons de la machination criminelle qu’il a ourdie contre Othello et Desdemona, Iago répond avec désinvolture : « Demand me nothing : what you know, you know »3. Le mal, dans Richard III ou dans Othello, n’ouvre que sur son propre reflet, par le miroir ou la tautologie. Il en va tout autrement dans Macbeth.Les scènes d’ouverture présentent le protagoniste comme un général droit et courageux qui, après avoir étouffé la révolte contre son roi, répond à la gratitude de celui-ci par ces mots : « Ce n’est là que ce qu’on doit faire » ; « Le service que je vous dois, loyal sujet que je suis, est à lui-même sa récompense ». On peut certainement voir dans ces deux formules autre chose qu’un discourshypocrite ou une rhétorique creuse : ce qui se définit ici, c’est plutôt un monde où l’acte, en se réclamant de la loyauté, trouve immédiatement sa justification et sa récompense. Parfaitement compact et clos — projet, geste et conséquences coïncident et s’y confondent —, cet acte ignore l’éclatement de la spéculation, de la délibération, du doute. Dans un tel monde, Macbeth a beau être dépourvu detoute vertu réelle — le portrait que son épouse fera de lui le confirmera —, chacun de ses gestes occupe naturellement sa place dans un ordre qu’on peut appeler le bien. La Tragédie de Macbeth met en scène la transgression et l’effondrement de cet ordre. Retraçant à sa manière une genèse du mal et l’éclosion douloureuse de l’homme à une nouvelle condition, l’intrigue de la pièce rejoint le mythe…