dans lesquels Baudelaire entend résumer la vie et la destinée des aveugles. Le “ ainsi ” ne doit pas être pris dans un sens seulement descriptif : c’est de cette façon, c’est-à-dire les yeux toujours levés vers le ciel, que les aveugles “ traversent le noir illimité ”. Il a aussi un sens causal : c’est le fait d’avoir les yeux toujours levés au ciel qui permet aux aveugles de “ traverser ” lesténèbres dans lesquelles ils vivent. Il faut, bien sûr, donner au verbe “ traverser ” un sens figuré, même s’il rappelle en même temps la description physique des aveugles et particulièrement la comparaison avec les somnanbules. Et c’est pour nous inviter à lui donner ce sens figuré que Baudelaire a, une nouvelle fois, eu recours à une alliance de mots en associant deux termes antinomiques,“ traverser ” et “ illimité ” : par définition, ce qui est “ illimité ” ne saurait se “ traverser ”. Baudelaire veut ainsi suggérer que, bien que les aveugles ne puissent sortir des ténèbres qui les entourent, et c’est pourquoi il parle du “ noir illimité ”, ils semblent pour ainsi dire “ passer au travers ”, en prendre leur parti, ne pas en souffrir.
Le paradoxe s’est donc transformé. Ce qui étonnaitBaudelaire, c’était de voir les aveugles garder leurs yeux toujours levés vers une lumière qu’ils ne peuvent pas voir. Ce qui l’étonne maintenant, c’est de constater qu’ils semblent, somme toute, s’accommoder de leur condition. En cherchant l’explication de l’énigme que lui paraissait constituer l’attitude physique des aveugles, Baudelaire est donc tombé sur une autre énigme, celle de l’apparentesérénité des aveugles. La périphrase “ ce frère du silence éternel ” qui est mise en apposition à “ noir illimité ” est destinée à mieux la mettre en évidence. Si Baudelaire a recours à la métaphore banale du “ silence éternel ” pour évoquer la mort [1], c’est parce qu’elle lui permet de faire ressortir l’étroite parenté (“ Ce frère ”) qu’il semble y avoir entre la cécité et la mort, grâce auparallélisme qu’il y a entre les expressions “ noir illimité ” et “ silence éternel ”, où les deux substantifs et les deux adjectifs se font écho. En insistant ainsi sur le fait que les aveugles semblent condamner à ne connaître qu’une vie qui n’en est pas une, Baudelaire entend souligner avec la plus grande force le paradoxe que représente à ses yeux l’espèce de bonheur tranquille qui semble être le leur.Mais le parallélisme que Baudelaire établit entre la cécité et la mort suggère sans doute plus encore : il suggère que les aveugles ne semblent pas avoir seulement surmonté le malheur qui leur est propre, la cécité, mais aussi le malheur commun à tous les hommes, la mortalité ils ne semblent pas avoir seulement triomphé de leur infirmité particulière, mais de l’infirmité générale liée à l’espècehumaine.
Ce paradoxe, cette énigme, Baudelaire croit soudain en avoir trouvé la clef. Mais, en même temps qu’il découvre pourquoi les aveugles parviennent à s’accommoder de leur condition, il découvre aussi pourquoi lui-même ne parvient pas à le faire, et il ne peut s’empêcher de faire part de sa découverte à ceux qui l’entourent :O cité,
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Eprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?
La brusquerie de l’apostrophe est d’autant plus saisissante qu’elle est mise en valeur par le fait qu’elle apparaît en fin de vers,à une place inattendue, grâce à l’enjambement. Baudelaire qui jusque-là s’adressait à “ [s]on âme ”, interpelle soudainement les parisiens qui sont autour de lui. Mais, au lieu de dire “ autour de moi ”, il dit “ autour de nous ”, et ce “ nous ” ne laisse pas d’être au premier abord tout à fait surprenant. Il renvoie à un groupe dont le poète ferait partie et ce groupe ne peut être…