Montaigne

Le chapitre « Des Boyteux » des Essais
de Montaigne

Les Essais de Montaigne, ce n’est pas un livre que l’on range. Il doit traîner à portée de main, car il n’est nul besoin d’avoir d’autre raison pour s’y plonger que de donner un aliment à son envie de penser. Je viens de relire « Des Boyteux », le chapitre XI du Livre III, dans la nouvelle version qu’en donne la récente édition de JeanBalsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin (1).

C’est un chapitre dont les différentes parties ont en commun d’évoquer la circonspection qui s’impose dans nos jugements et opinions, thème que l’on ne peut mieux illustrer que par cette phrase : « Après tout c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’en faire cuire un homme tout vif » (p. 1079). Il y est question de la réforme ducalendrier (2), de la formation et la propagation des rumeurs, des sentences litigieuses, des guérisseurs, des sorcières, et aussi de la réputation des boiteux et boiteuses. Que voilà un inventaire hétéroclite ! C’est que les préjugés et les stéréotypes sont quasi toujours préférés à la réalité, à l’examen, au doute.

« Je resvassois presentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l’humaineraison est un instrument libre et vague » (p. 1072) nous dit Montaigne. C’est que la pensée peut se contraindre occasionnellement à la rationalité, mais qu’elle ne peut se guider sur une voie uniquement rationnelle. Elle va là où elle va et ce qui la meut nous échappe. Et le mot libre veut dire ici apte à errer hors la maîtrise de celui qui en use, c’est-à-dire pour celui-là contraignante.

Nousseulement nous ne connaissons quasi rien, mais le monde social lui-même nous porte à taire nos pulsions vers le vrai : « Je trouve quasi par tout, qu’il faudroit dire : Il n’en est rien. Et employerois souvent ceste responce : mais je n’ose : car ils crient, que c’est une deffaicte produicte de foiblesse d’esprit et d’ignorance. Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à traicter dessubjects, et contes frivoles, que je mescrois entierement. Joinct qu’à la verité, il est un peu rude et quereleux, de nier tout sec, une proposition de faict : Et peu de gens faillent : notamment aux choses malaysées à persuader, d’affermer qu’ils l’ont veu : ou d’alleguer des tesmoins, desquels l’authorité arreste nostre contradiction. Suyvant cet usage, nous sçavons les fondemens, et les moyens, demille choses qui ne furent onques. Et s’escarmouche le monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est faux. Ita finitima sunt falsa veris, ut in præcipitem locum non debeat se sapiens committere.
La verité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme oeil. Je trouve que nous ne sommes pas seulementlasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aymons à nous embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre. » (pp. 1072-1073)

Montaigne est-il un adversaire de la science ? « La cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte des choses : non à nous, qui n’en avons que la souffrance. Et qui en avons l’usageparfaictement plein et accompli, selon nostre besoing, sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’en est plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire : et le corps et l’ame, interrompent et alterent le droit qu’ils ont de l’usage du monde, et de soy-mesmes, y meslant l’opinion de science. » (p. 1072) Rappelons-nous que ce que Montaigne appelle science, c’est avanttout le savoir. Et évitons de penser à ce savoir cumulatif qu’on appelle de nos jours science et qui est, pour l’essentiel, le produit d’une démarche initiée plus tard par Bacon, Galilée et Descartes. Mais soyons plus précis encore, si possible : le savoir est à voir sous deux angles, celui qui nous aide à communier avec notre propre nature d’une part et celui qui nous sert à discourir d’autre…