Commentaire chapitre 7 d’une vie de maupassant

Guy de Maupassant (1850-1893), Une Vie, 1883, chapitre VII, extrait.

Non, elle ne voulait pas écouter ni se laisser toucher du bout des doigts ; et elle se jeta dans la salle à manger courant comme devant un assassin. Elle cherchait une issue, une cachette, un coin noir, un moyen de l’éviter. Elle se blottit sous la table. Mais déjà il ouvrait la porte, sa lumière à la main répétanttoujours : « Jeanne! » et elle repartit comme un lièvre, s’élança dans la cuisine, en fit deux fois le tour à la façon d’une bête acculée ; et, comme il la rejoignait encore, elle ouvrit brusquement la porte du jardin et s’élança dans la campagne.
Le contact glacé de la neige où ses jambes nues entraient parfois jusqu’aux genoux lui donna soudain une énergie désespérée. Elle n’avait pas froid, bienque toute découverte ; elle ne sentait plus rien tant la convulsion de son âme avait engourdi son corps, et elle courait, blanche comme la terre.
Elle suivit la grande allée, traversa le bosquet, franchit le fossé et partit à travers la lande.
Pas de lune ; les étoiles luisaient comme une semaille de feu dans le noir du ciel ; mais la plaine était claire cependant, d’une blancheur terne,d’une immobilité figée, d’un silence infini.
Jeanne allait vite, sans souffler, sans savoir, sans réfléchir à rien. Et soudain elle se trouva au bord de la falaise. Elle s’arrêta net, par instinct, et s’accroupit, vidée de toute pensée et de toute volonté.
Dans le trou sombre devant elle la mer invisible et muette exhalait l’odeur salée de ses varechs à marée basse.
Elle demeura làlongtemps, inerte d’esprit comme de corps ; puis, tout à coup, elle se mit à trembler, mais à trembler follement comme une voile qu’agite le vent. Ses bras, ses mains, ses pieds secoués par une force invincible palpitaient, vibraient de sursauts précipités : et la connaissance lui revint brusquement, claire et poignante.
Puis des visions anciennes passèrent devant ses yeux ; cette promenade aveclui dans le bateau du père Lastique, leur causerie, son amour naissant, le baptême de la barque ; puis elle remonta plus loin jusqu’à cette nuit bercée de rêves à son arrivée aux Peuples. Et maintenant! maintenant! Oh! sa vie était cassée, toute joie finie, toute attente impossible, et l’épouvantable avenir plein de tortures, de trahisons et de désespoir lui apparut. Autant mourir, ce serait finitout de suite.
Mais une voix criait au loin : « C’est ici, voilà ses pas ; vite, vite, par ici! » C’était Julien qui la cherchait.
Oh! elle ne voulait pas le revoir. Dans l’abîme, là, devant elle, elle entendait maintenant un petit bruit, le vague glissement de la mer sur les roches.
Elle se dressa, toute soulevée déjà pour s’élancer et, jetant à la vie l’adieu des désespérés, ellegémit le dernier mot des mourants, le dernier mot des jeunes soldats éventrés dans les batailles : « Maman! »
Soudain la pensée de petite mère la traversa ; elle la vit sanglotant ; elle vit son père à genoux devant son cadavre noyé, elle eut en une seconde toute la souffrance de leur désespoir.
Alors elle retomba mollement dans la neige ; et elle ne sauva plus quand Julien et le père Simon,suivis de Marius qui tenait une lanterne, la saisirent par les bras pour la rejeter en arrière, tant elle était près du bord.

Commentaire :
Introduction : Guy de Maupassant (1850-1893) est un romancier qui a côtoyé les Naturalistes. Il publie en 1883 Une Vie, une œuvre qui narre les désillusions d’une femme mal mariée.
Dans ce passage du chapitre VII, Jeanne, qui est installée avec son mariJulien dans la propriété des « Peuples » au bord de la côte normande, découvre une nuit d’hiver Rosalie, sa servante et sa sœur de lait, dans le lit de celui-ci. Cette nouvelle désillusion lui fait perdre la raison et la pousse à s’enfuir.
Ainsi ce passage relate un moment de folie dramatique, qui aurait pu être fatal, et nous montre une héroïne pathétique.

I- Un moment de folie :…